I. L’influence des colonies sur la naissance de la physiocratie

            On peut constater que la secte des physiocrates est composée par un grand nombre d’acteurs liés au monde des colonies (A), ce qui permet de mieux rendre compte de l’influence du modèle de la grande culture outre-Atlantique sur leur théorie (B).

 A. Les physiocrates et les colonies

            Nombreux sont les disciples de la secte en lien étroit avec « l’ère de la colonisation officielle »[9] dont parle Théodore Daubigny. Le premier des disciples de Quesnay, Mirabeau, est en effet particulièrement bien informé sur le système colonial par l’intermédiaire de son frère, le bailli de Mirabeau, qui est gouverneur de la Guadeloupe de 1753 à 1757. À son exemple, on pourrait ajouter celui d’Étienne François Turgot, dit le chevalier Turgot, nommé par Choiseul gouverneur de la Guyane le 18 février 1763. Il est associé à l’intendance de l’académicien créole Jean-Baptiste Thibault de Chanvalon en préparation du célèbre échec retentissant de l’expédition de Kourou organisée pour remédier à la perte du Canada. Après la défaite française consécutive à la guerre de Sept ans, le chevalier Turgot est chargé du développement capitaliste d’une colonie encore médiocre pour en faire une puissance économique rivale de la domination britannique. « La guerre de Sept ans, écrit Marion Godefroy à la suite d’Elizabeth Fox-Genovese, sert d’accélérateur pour le mouvement physiocratique, qui possède des attaches dans cet univers colonial. »[10] À la suite du Traité de Paris de 1763, la France conservait ses colonies esclavagistes. Le chevalier Turgot rédige alors un mémoire inédit rempli de la doctrine physiocratique[11].

            Le physiocrate Pierre Poivre, cet ancien « agent de la Compagnie des Indes »[12], est particulièrement représentatif de la culture coloniale des Économistes. « Le but du gouvernement d’une colonie, affirme-t-il, comme de tout autre société, doit être le plus grand bonheur possible de cette même colonie. »[13] Or le « secret » de cette « administration pure » est dans « leur harmonie qui est l’ordre physique »[14] du Tableau économique, c’est-à-dire dans la « soumission au code adorable de la nature »[15]. « Cette colonie, demande-t-il enfin, elle-même n’est-elle pas une preuve du principe que j’avance ? »[16] Poivre, que Dupont compare à « Caton »[17], devient le premier intendant des Îles de France et de Bourbon de 1767 à 1772, jusqu’alors administrées par la Compagnie des Indes Orientales avant l’édit royal d’août 1764 qui réunit la colonie au département général de la marine. C’est d’ailleurs Dupont qui envisage de succéder à Pierre Poivre après 1772[18], et qui rédige une importante Notice sur le colon physiocrate publiée en 1786. Son intendance se situe en pleine polémique qui oppose Mably aux Économistes, lesquels n’hésitent pas à mobiliser ses témoignages pour faire contre-feux, notamment La Vauguyon dans ses Doutes éclaircis qui le renvoie à la lecture du Voyageur philosophe[19] de Poivre. Dès son Discours de réception à l’Académie Royale de Lyon du 1er mai 1759, celui-ci affiche un mépris pour « les siècles barbares qui ont précédé l’établissement du commerce », faisant commencer proprement l’histoire digne d’intérêt depuis « la découverte de l’Amérique » qui « a lié l’Asie et l’Afrique à l’Europe »[20]. Poivre, alors, fait apparaître l’entrepreneur capitaliste comme la nouvelle noblesse motrice de l’histoire, comme lorsqu’il s’enthousiasmait en 1759 pour ces « magasins flottants »[21] que Mirabeau fils qualifiera plutôt de « bière flottante des négriers » en pleine Révolution. « C’est à ces voyageurs négociants, affirme Poivre, […] que notre Europe doit ce haut degré de richesses et de puissance où elle est parvenue ; qu’elle compare son heureuse situation d’aujourd’hui […] avec celle où elle se trouvait avant l’établissement du commerce maritime »[22]. Dans son Discours de juillet 1767, Poivre souligne d’ailleurs combien est préférable le bonheur des colons, ces « enfants chéris de la patrie »[23], comparé à la vie en métropole ligotée par un droit trop contraignant pour l’entrepreneur. Dupont qualifie d’ailleurs ses Discours dans les Îles de France et de Bourbon, où s’exprime son enthousiasme physiocratique, de « chefs-d’œuvre de raison et d’éloquence, le plus noble langage du Magistrat, de l’Administrateur et du Citoyen »[24]. Comme l’écrit Le Trosne à la lecture de son texte Les Voyages d’un philosophe (1769), Pierre Poivre « serait en droit d’instituer son ouvrage, la Science économique démontrée par les faits. »[25]

            Le Mercier de la Rivière est sans doute l’une des recrues les plus importantes de Quesnay et Mirabeau, de par sa double expérience parlementaire et coloniale. C’est lui qu’Adam Smith loue tout particulièrement après son séjour à Paris, qualifiant son ouvrage de 1767 « d’exposition la plus claire et la mieux suivie »[26] de la doctrine économiste. Le Mercier rencontre Quesnay et adhère à la physiocratie dès 1756-1757. Le maître prend vite conscience de son importance lorsque Le Mercier fréquente le ministre de la marine François Peirenc de Moras, avant d’être nommé par Choiseul à l’intendance des Îles du Vent à Fort Royal de la Martinique où il arrive le 8 mars 1758. Il devient alors une pièce maîtresse de la physiocratie pour sa connaissance des colonies[27]. « Mirabeau, remarque May, qui a accueilli des idées si diverses et souvent si neuves, avait, de son côté, pressenti tout l’intérêt que pouvait présenter une étude objective du régime des possessions d’outre-mer pour en dégager des principes d’action économique et politique. »[28] Mais le 27 mars 1762, alors que les colons livrent la colonie aux Britanniques, Le Mercier est contraint à la fuite. De retour en métropole, il publie un Mémoire sur la Martinique[29] qui contribuera à la décision de Louis XV de conserver les Îles du Vent à esclaves et à sucre contre les Anglais pour compenser la perte du Canada par le traité de Paris en 1763, mettant fin à la guerre de Sept ans. Il y défend le triple but de l’ordre social physiocratique : la propriété, la liberté et la sûreté. En 1762, Le Mercier est nommé intendant de la Martinique jusqu’en mai 1764, après quoi il se consacre à l’ouvrage fondamental de la « Science nouvelle » qui pose les fondements de la pensée administrative des Économistes : l’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, publié en 1767. En 1779, le ministre de la marine Sartine nomme Le Mercier à la tête du Comité de législation, qui vient d’être créé, chargé d’un plan de réformes des colonies d’Amérique. Il devient ensuite ordonnateur du Cap en l’île de Saint-Domingue, et enfin Commissaire général des ports et des arsenaux de marine dans les colonies. C’est dans ce cadre qu’il rencontre Moreau de Saint-Méry, sous le ministère de Castrie, qui travaillait à sa suite sur la publication des Loix et constitutions des colonies françoises de l’Amérique sous le vent (1780-1785). Le Mercier est écarté en 1784 du Comité de législation colonial au profit de Mardelle. Il achète alors dans la plaine du Cap une plantation sucrière dont l’exploitation lui rapporte une rente de 10 000 livres annuels. Il en confie la gestion à son fils, par ailleurs ordonnateur à Saint-Domingue jusqu’en 1786.

[9]    T. Daubigny, Choiseul et la France d’Outre-mer, op. cit.,p. 25.

[10]   M. Godefroy, « La guerre de Sept Ans et ses conséquences atlantiques : Kourou ou l’invention d’un nouveau système colonial », art. cit., p. 183. Voir E. Fox-Genovese, The Origins of Physiocracy : Economic Revolution and Social Order in Eighteenth-Century France, Ithaca, NY, 1976, 19.

[11]   Choiseul, « Mémoire de 1765 », in P.-É. Bourgeois de Boyns, Journal inédit, éd. Marion Godefroy, Paris, 2008, p. 473.

[12]   T. Daubigny, Choiseul et la France d’Outre-mer, op. cit., p. 232.

[13]   P. Poivre, Discours prononcés par M. Poivre, Commissaire du roi ; l’un à l’Assemblée générale des Habitants de l’Isle de France, lors de son arrivée dans la Colonie ; l’autre, à la première Assemblée publique du Conseil supérieur, nouvellement établi dans l’Isle, Londres, 1769, p. 53.

[14]   Ibid., p. 53.

[15]   Ibid., p. 60.

[16]   Ibid., p. 56.

[17]   P. S. Dupont, Notice sur la vie de M. Poivre, chevalier de l’ordre du roi, ancien intendant des isles de France et de Bourbon, Philadelphie, Paris, Chez Moutard, 1786, p. 55. 

[18]   M. Godefroy, « La guerre de Sept Ans et ses conséquences atlantiques : Kourou ou l’invention d’un nouveau système colonial », art. cit., p. 183.

[19]   P.-F. La Vauguyon, « Les doutes éclaircis […]. Quatrième lettre de M. D. [La Vauguyon] à M. l’Abbé de Mably », Éphémérides du Citoyen, Paris, Chez Lacombe, t. VI, n° IV, 1768, p. 228.

[20]   P. Poivre, Discours de Pierre Poivre lu à l’Académie des Sciences Belles Lettres et Arts de Lyon, Ier mai 1759, Ms 187 f°19.  

[21]   Id.  

[22]   Id.  

[23]   P. Poivre, Discours prononcés par M. Poivre, Commissaire du roi, op. cit., p. 7.

[24]   P. S. Dupont, Notice sur la vie de M. Poivre, op. cit.,p. 37-38. 

[25]   G.-F. Le Trosne, « Lettre de M. Le Trosne […] à M. Rouxflin », Journal de l’Agriculture, du Commerce, et des Finances, Paris, juillet 1766, t.VI, p. 73, note 1 ; P. S. Dupont, Notice sur la vie de M. Poivre, op. cit., p. 34.

[26]  A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Yverdon, s. n., 1781, t. V, p. 150.

[27]   P.-S. Dupont, De l’origine et des progrès d’une Science nouvelle, Londres, Chez Desaint, 1769, p. 12-13.

[28]   L.-P. May, Le Mercier de la Rivière (1719-1801) : aux origines de la science économique, Paris, CNRS, 1975, Chap. I, p. 21-22.

[29]   P.-P. Le Mercier, « Mémoire sur la Martinique, 8 septembre 1762 » in Mémoires et textes inédits sur le gouvernement économique des Antilles. Publiés par L.P. May, Paris, CNRS, 1978, p. 143 ; L.- P. May, Le Mercier de la Rivière (1719-1801) : aux origines de la science économique, Paris, CNRS, 1975, Chap. I, p. 41.

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