B. La justification du colonialisme chez les physiocrates

            La société du Tableau économique, divisée en trois classes, apparaît à bien des égards analogue à la « firme de plantation et d’habitation antillaise »[30]. En effet, la classe des propriétaires ne cultive pas elle-même ses terres, mais en confie l’administration économique à un « gérant », sous l’autorité duquel on trouve les économes et les commandeurs qui forment la pyramide hiérarchique de commandement des travailleurs. La culture est confiée à l’entrepreneur de culture chargé de la gestion de la firme sous contrat qui lui assure la co-propriété du produit net. Cette logique du modèle de la grande culture imprègne tout le Tableau économique, que Le Mercier transpose en système administratif, convertissant le sucre en blé. « C’est là, écrit encore Florence Gauthier, que les propriétaires étaient pratiquement, la source, le principe et le but de l’ordre social. C’est là enfin que l’on rencontrait une autorité tutélaire assurant le sort des propriétaires, celui de la main-d’œuvre, ainsi que la défense contre ses voisins. »[31] C’est donc le capital investi par le propriétaire et les frais engagés par l’entrepreneur de culture qui sont fondamentalement productifs dans le système des Économistes, effaçant le rôle du travail dans la création des richesses, comme l’exprimait déjà Quesnay dans son article « Fermier » de l’Encyclopédie. « Ce sont les richesses des fermiers qui fertilisent les terres, qui multiplient les bestiaux, qui attirent, qui fixent les habitants des campagnes, et qui font la force et la prospérité de la nation. »[32] « Vous avez dit que c’étaient les hommes qui étaient le principe des richesses, écrit Mirabeau père, et il fallait dire que c’étaient les richesses qui étaient le principe des hommes. »[33]

            Où sont donc les « manouvriers de la culture »[34], ceux qui fournissent « un travail mécanique et journalier »[35], si ce sont les avances annuelles qui produisent les richesses ? À l’évidence nulle part dans l’arithmétique de l’ordre naturel du Tableau, parce qu’ils sont inclus dans le « prix fondamental », c’est-à-dire dans les frais de culture qu’il faut défalquer du prix de la vente qui constitue la recette totale du fermier. Le travail agricole est donc un coût de production dont la diminution est à proportion de l’augmentation du produit net, qui est lui-même la différence entre la recette totale du fermier et le prix fondamental. « Cette façon de présenter la main-d’œuvre comme partie intégrante des moyens de travail, ou du produit brut, écrit Florence Gauthier, est très remarquable. On la retrouve dans les livres de compte des planteurs esclavagistes qui considéraient leurs esclaves comme partie intégrante de leurs propriétés. »[36] Mais plus encore, le Tableau économique repose sur l’idéal d’un coût du travail minimum sous la forme de l’esclavage, ou mieux, d’un salariat misérable de subsistance dont le prix est toujours plus compressible. « Subsistez, écrit La Vauguyon, est un terme indéfini, dont la signification comporte plus ou moins d’étendue. »[37]

            Mably a conscience, dans ses Doutes, du caractère anhistorique et colonial de la pensée des Économistes, comme lorsqu’il oppose à leur système de la propriété foncière l’expérience des Jésuites du Paraguay qui « se donnent la licence […] de braver impunément la Loi essentielle de votre Ordre naturel »[38] pour établir une « Société Platonicienne »[39] composée d’Indiens vivant dans la communauté des biens, dans le sillage du combat de Las Casas. Contre la justification d’une colonisation capitaliste, Mably oppose la sagesse des « républiques barbares »[40] pour dénoncer ce que Las Casas appelait déjà une « exécrable inversion »[41] entre la barbarie et la civilisation : l’encomienda présentée par les colons espagnols comme une entreprise de civilisation des peuples alors même qu’elle consacre cyniquement l’oisiveté et la paresse cupide de l’encomendero vivant sur le dos des autochtones tout en détruisant leur « république »[42]. De même chez les Économistes, l’état de société trouve son existence dans les propriétaires fonciers qui, par les avances mobilières dont ils disposent, permettent les travaux préparatoires de la culture. Toute l’arithmétique du Tableau économique repose sur cet argument : c’est le capital qui met en valeur et non le travail. La colonie, qui porte la culture des terres « à sa plus grande perfection »[43], semble ainsi réaliser le rêve du Tableau économique, c’est-à-dire la puissance despotique du propriétaire libre source de la richesse des nations :

Ce n’est certes pas en Europe que l’on pouvait imaginer un passage de l’état de nature à un état de société ayant de tels caractères, note Florence Gauthier. Par contre, cette description ressemble à ce que La Rivière avait sous les yeux dans les colonies d’Amérique. Là, après l’extermination des Indiens, des propriétaires fonciers avaient effectivement surgi, avec des avances nécessaires à la mise en valeur des terres.[44]  

            Quesnay justifie en ce sens le colonialisme capitaliste au motif d’établir « le droit des hommes sur les terres incultes »[45], abstraction faite des peuples autochtones qui forment ces « républiques barbares » de Mably. « Dans l’état d’ignorance, écrit à son tour Le Mercier en 1775 ; les hommes ne sont point véritablement hommes »[46]. Puisque la propriété foncière est le principe constitutif des sociétés, toutes ces républiques qui vivaient dans l’ignorance du gouvernement physiocratique sont considérées par les Économistes comme hors de l’histoire, à l’état de nature anomique, c’est-à-dire dans un « état de guerre » qui justifiait déjà chez les partisans de l’encomienda le droit de conquête :

Voilà l’état de guerre, écrit Dupont ; ce n’est pas, comme le pensèrent Hobbes et ses sectateurs, celui des hommes vivants dans la simplicité naturelle ; c’est celui des hommes en société désordonnée ; c’est celui où la propriété incertaine est sans cesse exposée à des violations clandestines, exercées sous les auspices d’une législation arbitraire.[47] 

[30]   F. Célimène, A. Legris, « L’économie coloniale des Antilles françaises au temps de l’esclavage », in F. Célimène, A. Legris, op. cit., p. 113.

[31]   F. Gauthier, « Le Mercier de la Rivière et les colonies d’Amérique », Revue française d’Histoire des Idées politiques, Paris, 2004, n° 20, p. 276.

[32]   F. Quesnay, « Fermiers », in Diderot (Denis), D’Alembert (Jean Le Rond) (dir.), L’Encyclopédie, Neufchâtel, S. Faulche et Cie, 1756, t. VI, p. 559.

[33]   Mirabeau, Les économiques, Amsterdam, Chez Lacombe, 1769, p. 234.

[34]   F. Quesnay, « Le despotisme de la Chine », Éphémérides du Citoyen, Paris, Chez Nicolas Augustin Delalain, 1767, t. VI, part. I, n° 1, p. 5-75. t. VI, part. I, n° I, p. 53.

[35]   V. Riqueti de Mirabeau, « Premier éloge. Sully, & les Economies Royales »,Éphémérides du Citoyen, Paris, Chez Lacombe, 1770, t. XII, p. 32.

[36]   F. Gauthier, « Le Mercier de la Rivière et les colonies d’Amérique », art. cit., p. 277.

[37]   P.-F. La Vauguyon, « Les doutes éclaircis […] Troisième lettre », op. cit., t. V, n° IV, 1768, p. 136.

[38]   Mably, Doutes proposés aux philosophes économistes, La Haye, Chez Nyon et chez Veuve Durant, 1768, Lettre I, p. 9. 

[39]   Ibid., p. 10.

[40]   E. de Barros, « L’Anthropologie de Condillac et Mably : L’affirmation d’une théorie républicaine de l’État contre le “despotisme légal” des Économistes », Droit & Philosophie, n°12, nov. 2020, p. 189-206.

[41]   B. de Las Casas, Histoire des Indes, Paris, Seuil, 2002, t. I, p. 83. E. de Barros, « Las Casas et la défense des Noirs », Esclavages et post-esclavages, à paraître, 2023 ;

[42]   B. de Las Casas, op. cit., t. III, p. 729.

[43]   P. Poivre, Discours prononcés par M. Poivre, op. cit.,p. 13.

[44]   F.  Gauthier, « Le Mercier de la Rivière et les colonies d’Amérique », art. cit., p. 276.

[45]   F. Quesnay, « Le despotisme de la Chine », op. cit., t. V, part. I, n° I, p. 60.

[46]   P. P. Lemercier de la Rivière, De l’instruction publique, Stockholm, Chez Didot l’aîné, 1775, p. 19.

[47]   P. S. Dupont, « Discours de l’éditeur », Physiocratie,Yverdon, s. n., 1768, t. I, p.xliii. Voir également P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, Londres, Chez Jean Nourse et chez Desaint, 1767, part. I, Chap. I, p. 9.

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