II. L’anti-esclavagisme des physiocrates
La physiocratie, si elle s’inspire du système des colonies esclavagistes, déploie un discours abolitionniste qui justifie cependant le maintien du système colonial (A). La raison en est que d’après leur calcul économique de maximisation de l’intérêt des propriétaires, le coût du salariat s’avère plus bénéfique que l’esclavage (B).
A. Sauver le système colonial de la crise
La peur hobbesienne pour l’« état de guerre » que manifeste Dupont – candidat à la succession de Poivre –, apparaît cependant davantage liée à la situation des colonies où l’on craint « la contagion du désordre »[48] du « troupeau de nègres »[49], surtout depuis la crise du système colonial et la forte augmentation du prix des captifs. « L’humanisme des philosophes, comme le note Michèle Duchet, s’ajuste à des réalités d’ordre économique, social et politique, et propose des solutions qui coïncident avec celles que préconisent au même moment les administrateurs des différentes colonies et les commis du bureau des Colonies. »[50] « Si la société esclavagiste est vaine, écrit à son tour Marion Godefroy, c’est moins par conception philanthropique que conclusion pragmatique aux vues des révoltes des Marrons. »[51] Dans sa Réponse à la lettre d’un Américain sur l’esclavage des Nègres de 1763, Baudeau se fait ardent défenseur de « la liberté des hommes noirs de l’Afrique et de l’Asie » tout en réaffirmant la détermination des sectateurs de Quesnay « à rejeter avec horreur toute idée d’esclavage »[52]. L’anti-esclavagisme des physiocrates – au fondement de ce que Michèle Duchet appelle leur « humanitarisme »[53] – n’en fait pourtant pas des adversaires du modèle colonial de la grande culture. L’apparence juridique de liberté est maintenue, mais la réalité de l’esclavage demeure dans le salariat de misère. Pour les Économistes en effet, le travail contractuel est préférable à l’esclavage dans leur calcul économique. S’ils condamnent l’esclavage des colonies, ils n’hésitent pourtant pas à prendre modèle sur cet « esclavage toléré à la Chine [qui] n’y est pas avilissant » puisqu’« il n’y est qu’une espèce de domesticité assez douce »[54] comme le rappelle La Vauguyon. Après donc le panégyrique sur les droits de l’homme contre l’esclavage, le discours laisse place aux raisonnements économistes qui prennent en compte la nouvelle nécessité de réformes pour conserver l’économie coloniale, comme s’y emploie Pierre Poivre dans son Discours devant l’Assemblée générale des Habitants de l’Isle de France du 26 juillet 1767. S’il affirme que « l’Isle de France […] devait n’être cultivée que par des mains libres », c’est-à-dire par « des hommes armés capables de la défendre », c’est d’abord pour avoir des « protecteurs de notre commerce des Indes. »[55] Le discours abolitionniste n’est pas une remise en question de l’économie coloniale. « Il devrait être inutile de prouver la nécessité des Colonies »[56], comme l’écrit Nicolas Baudeau. Si l’intendant Turgot s’indigne de l’esclavage dans son Discours aux Sorboniques du 3 juillet 1750, on verra son frère s’inquiéter dans son mémoire sur la Guyane des « conjurations fréquentes qu’on voit se former dans les colonies à nègres », et craindre la situation de la Jamaïque « remplie de Marrons qui après une longue guerre ont pareillement obtenu l’indépendance. »[57] Profitant des leçons de l’expérience britannique, les physiocrates affirment qu’il faut déjà préparer les colonies à « se passer de nègres »[58] dans un projet de peuplement par une main-d’œuvre pauvre corvéable par contrat.
Les Économistes en viennent ainsi au point crucial qui motive leur anti-esclavagisme, à savoir l’avantage économique du salariat, et donc la nécessité d’appliquer le modèle économique capitaliste de la grande culture en recourant aux travailleurs « libres » sous contrat au lieu de recourir à la main-d’œuvre de captifs indociles et coûteux, toujours menaçants envers le droit de propriété. Ce salariat de misère, ou ces « soldats de la croissance »[59] pour reprendre la belle expression de Simone Meyssonnier, correspond déjà au modèle du « coolie-trade »[60] du xixe siècle comme le souligne Florence Gauthier. Le bassin d’émigration de la Rhénanie-Palatinat, entre la France et les Habsbourg d’Autriche, forme en ce sens une ressource de travailleurs à bas prix quand d’autres envisagent l’implantation de colonies capitalistes directement en Afrique. « La culture du sucre, écrit Dupont, nous serait beaucoup plus profitable, établie par nos soins chez les nègres libres de la côte d’Afrique, qu’exercée par des nègres esclaves dans nos Antilles. »[61]
B. Le calcul économique de l’abolition
Sous le verni humanitariste, le travailleur servile apparaît à présent comme un capital au regard de la théorie physiocratique du droit naturel réduit aux choses matérielles. « À force de traiter la main-d’œuvre comme une marchandise, remarque Yves Citton, à force de ne voir dans les salaires que des frais de production, les Économistes en arrivent à oublier que l’être humain appartient au royaume des fins en soi. »[62] Ils s’efforcent ainsi de calculer la valeur nette de l’esclave comme le faisait déjà Baudeau dans les Éphémérides d’octobre 1766 ou l’abbé Roubaud dans le Journal du commerce, de l’agriculture et des finances de 1771. « Une circonstance précise, remarque Gabriel Debien, va renforcer cette tendance qui s’ébauche : le prix des esclaves monte, tandis que baisse leur résistance physique »[63]. « Le seul moyen de maintenir les cultures coloniales, écrit Caroline Oudin-Bastide, consistera en un changement de la relation du nègre au travail : sa moralisation est indispensable. »[64] L’esclave, en effet, ne reçoit pas de salaire, mais son travail n’est pas pour autant gratuit comme le montre Dupont dans ses Observations importantes sur l’esclavage des nègres. L’esclave est un instrument de travail qui « occupe donc un capital »[65] de plus en plus grand, c’est-à-dire qui réduit fortement les frais d’investissement, alors qu’il a une durée de vie moyenne de « dix ans », qui suppose un réinvestissement qui pèse sur les avances disponibles :
C’est qu’on n’a pas fait réflexion aux frais d’achat du nègre, qui sont perdus par sa mort ; à la courte durée de la vie qu’il traîne dans les fers ; à la nécessité de recommencer à sa perte un nouvel achat ; à l’intérêt des fonds que cela consume ; à l’obligation d’avoir sur un petit nombre de nègres, un autre nègre oisif, pour lutter à coups de fouet contre la paresse inhérente à tout esclave, et qui est son premier moyen de se venger du maître qui l’opprime ; au danger que font courir les marrons ; aux frais de la guerre qu’on ne peut éviter avec eux ; au temps inévitablement perdu par les esclaves en mille occasions ; à leur ineptie naturelle et volontaire, etc.[66]
La main-d’œuvre salariée au contraire représente un coût déterminé par la loi du marché qui limite les risques pesant sur le capital investi dans l’entreprise. Dupont souligne que si naturellement le salaire des nègres libres tend à la hausse puisque leur niveau de vie augmente, en revanche la concurrence souhaitable d’une armée de travailleurs pauvres émigrés d’Europe représente une contre-tendance à la baisse sur le marché du travail, par une forte augmentation de la demande :
Il est impossible qu’il devienne plus haut, écrit Dupont, parce que la concurrence des pauvres d’Europe, qui sont en si grand nombre, s’y opposerait. […] En effet, il y a tant de gens en Europe qui touchent aux dernières extrémités de la misère, qu’il n’y a point de doute qu’ils ne se transportassent avec plaisir, et qu’ils ne travaillassent avec ardeur dans le lieu quelconque où il y a de tels salaires à gagner.[67]
Par conséquent, le prix du travail libre restera nécessairement inférieur au prix du travail servile :
Plus la population s’accroît, et plus le taux d’un échange aussi indispensable à faire pour la classe des hommes qui ne sont propriétaires que de leur personne, ou de quelques avances mobilières, devient avantageux pour la classe des propriétaires fonciers et pour celle des entrepreneurs de culture. La concurrence étant plus grande entre ceux qui ont besoin de salaires, chacun d’eux offre ses services au rabais et se contente d’une moindre rétribution.[68]
Le processus de déshumanisation de la main-d’œuvre chez les physiocrates se traduit d’ailleurs par leur assimilation à un coût de production : une somme négative dans l’arithmétique de l’ordre naturel, c’est-à-dire « une dépense [qui] est toujours en déduction du produit net »[69] comme le note Turgot. Idéalement, ce coût équivaut au salaire de subsistance, qui permet la survie d’une main-d’œuvre opérationnelle sans trop grever le produit net. « Le pauvre, remarque Édouard Jourdain, n’est plus un esclave au sens juridique du terme mais un objet superflu et jetable qui par conséquent coûte moins cher : inutile de l’entretenir comme une propriété. »[70] À titre de comparaison économique, remarque Adam Smith lecteur des physiocrates, « l’ouvrage fait par des mains libres revient définitivement à meilleur compte que celui qui est fait par des esclaves. »[71] Car comme le dit Mirabeau, « les manœuvres ne sont que des outils »[72] qui s’achètent et qui se vendent, d’où résulte un prix déterminé par le marché qui tend au salaire de subsistance dans la concurrence. « La main-d’œuvre, note Abeille, doit être considérée comme une marchandise puisqu’elle s’achète et se vend. Elle a un prix plus ou moins fort, en raison du besoin qu’on en a et de la difficulté plus ou moins grande de se la procurer. »[73] L’homme n’est ainsi plus qu’une variable d’ajustement dont la valeur est mesurée par un prix, le salaire.
En outre, un prolétariat de misère entretenu par l’afflux des travailleurs immigrés, esclaves du besoin, est une armée de réserve plus obéissante qu’un « troupeau de nègres »[74] discipliné par la violence des maîtres. Si l’esclave travaille, c’est sous les coups de fouet du commandeur au service de l’entrepreneur et du propriétaire. Travaillant pour autrui, l’esclave n’est pas aiguillonné par son intérêt privé vers la servitude volontaire. En ce sens, le discours abolitionniste vise à dessiller les yeux des propriétaires esclavagistes qui ignorent les ressorts intimes de la maximisation de la productivité du travail. « Quelques colons, remarque Gabriel Debien, croyaient qu’une plantation pouvait être menée sans fouet. Peu de gérants l’admettaient, sachant bien que ce qui leur était demandé ce n’était pas d’abord d’être philanthropes, mais d’exciter les noirs au travail pour faire monter le revenu. »[75] L’abolition rend l’outil de travail plus volontaire parce qu’intéressé à la propriété des gains du labeur, bercé par l’illusion de liberté et le désir d’épargner sur le salaire de subsistance pour devenir propriétaire mobilier ou immobilier à son tour. L’« intérêt bien entendu », formidable puissance intérieure de servitude volontaire, devient dans les consciences mêmes le nouveau fouet du commandeur :
L’esclave est paresseux, écrit Dupont, parce que la paresse est son unique jouissance […]. Il n’en serait pas de même des ouvriers libres de personne, et propriétaires de leurs gains. L’envie d’accroître ces gains et de mériter la préférence sur leurs concurrents, les rendrait actifs et intelligents. Ils feraient dans le même temps, à moins de frais, avec moins de fatigue […] au moins le double de l’ouvrage que font les nègres esclaves ; et puisqu’ils ne coûteraient pas plus cher, comme nous venons de le voir, leur salaire comparé avec le produit de leur travail, serait donc environ de moitié meilleur marché.[76]
Mots-clés : colonisation, esclavage, physiocratie, capitalisme, Lumières
[48] P. Poivre, Discours […], op. cit.,p. 59.
[49] P.-P. Le Mercier de La Rivière, « De l’état actuel de la Martinique », in Mémoires et textes inédits sur le gouvernement économique des Antilles, avec un commentaire de L. Ph. May, Paris, Éditions du CNRS, 1978, p. 109.
[50] M. Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 1995, I, 3, p. 145.
[51] M. Godefroy, « La guerre de Sept Ans et ses conséquences atlantiques : Kourou ou l’invention d’un nouveau système colonial », art. cit., p. 190.
[52] N. Baudeau, « Réponse à la lettre d’un américain sur l’esclavage des Nègres », Éphémérides du Citoyen, Paris, Chez Nicolas Augustin Delalain, 1766, t. VI, n° X, p. 145.
[53] M. Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, op. cit., I, 3, p. 164.
[54] P.-F. La Vauguyon, « Les doutes éclaircis […] », op. cit., t. VI, n° IV, 1768, p. 223 ; F. Quesnay, « Le despotisme de la Chine », op. cit., t. III, part. I, n° I, p. 54 ; P.-J.-A. Roubaud, Histoire générale de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique, Paris, Chez Des Ventes de la Doué, 1771, t. IX, p. 403.
[55] P. Poivre, Discours […], op. cit., p. 25.
[56] N. Baudeau, « Des colonies françaises aux Indes occidentales », Éphémérides du Citoyen, Paris, Chez Nicolas Augustin Delalain, 1765, t. II, n° III, p. 38.
[57] BNF, nouv. Acq., 5398, fol. 102, in M. Godefroy, « La guerre de Sept Ans et ses conséquences atlantiques : Kourou ou l’invention d’un nouveau système colonial », op. cit., p. 187.
[58] Ibid.
[59] S. Meyssonnier, La Balance et l’Horloge, op. cit., part. II, Chap. VII, p. 202.
[60] F. Gauthier, « Le Mercier de la Rivière et les colonies d’Amérique », art. cit., p. 269.
[61] P. S. Dupont, « Lettres africaines, où Histoire de Phédima & d’Abensar : Par Mr. Butini », Éphémérides du Citoyen, Paris, Chez Lacombe, 1771, t. VIII, part. II, n° I, p. 78-79.
[62] Y. Citton, Portraits de l’économiste en physiocrate, Paris, L’Harmattan, 2000, Chap. V, p. 123.
[63] G. Debien, Les esclaves aux Antilles françaises (xviie-xviiie siècles), Gourbeyre, Société d’histoire de la Guadeloupe ; Fort-de-France, Société d’histoire de la Martinique, 2000, p. 473.
[64] C. Oudin-Bastide, « La relation au travail dans la société esclavagiste de la Guadeloupe et de la Martinique (xviie-xixe siècles) », Travailler, 2008/2, n° 20, p. 151.
[65] Ibid., p. 226. Voir C. Meillassoux, Anthropologie de l’esclavage, Paris, Puf, 1986, part. I, Chap. IV, 5, p. 95.
[66] P. S. Dupont, « Observations importantes sur l’esclavage des nègres », Éphémérides du Citoyen, Paris, Chez Lacombe, 1771, t. VI, p. 224-225.
[67] P. S. Dupont, « Lettres africaines, où Histoire de Phédima & d’Abensar : Par Mr. Butini », Éphémérides du Citoyen, Paris, Chez Lacombe, 1771, t. VIII, part. II, n° I, p. 103.
[68] P. S. Dupont, « Fragment d’un Ouvrage intitulé, Éléments de Philosophie économique », Éphémérides du Citoyen, Paris, Chez Lacombe, 1771, t. VII, part. I, n° III, p. 58-59.
[69] Turgot, L’impôt indirect, in Y. Citton, Portrait de l’économiste en physiocrate, op. cit., Chap. 5, p. 197-198.
[70] É. Jourdain, Théologie du capital, Paris, Puf, 2021, Chap. 6, p. 144.
[71] A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, Chez Guillaumin, 1843, t. I, liv. I, Chap. VIII, p. 112.
[72] Mirabeau, Les économiques, op. cit., I, p. 81.
[73] L.-P. Abeille, Principes sur la liberté du commerce des grains, Amsterdam, Chez Desaint, 1768, p. 95.
[74] P.-P. Le Mercier de La Rivière, « De l’état actuel de la Martinique », in Mémoires et textes inédits sur le gouvernement économique des Antilles, avec un commentaire de L. Ph. May, Paris, Éditions du CNRS, 1978, p. 109.
[75] G. Debien, Les esclaves aux Antilles françaises (xviie-xviiie siècles), op. cit., p. 108.
[76] P. S. Dupont, « Observations importantes sur l’esclavage des nègres », op. cit., t. VI, part. II, n° IV, p. 238-239.