« Les peuples et les provinces ne doivent pas faire l’objet de marchés et passer de souveraineté en souveraineté, comme s’ils étaient de simples objets[1] ».
C’est principalement dans les nombreuses allocutions politiques prononcées à l’issue de la Première Guerre mondiale que sont posés les fondements de ce qui deviendra en droit international positif, à la suite du second conflit mondial et ce principalement afin de remédier au problème colonial, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Nous tenterons avec humilité et dans le respect le plus absolu des précédents travaux effectués sur ce sujet, d’en étudier la notion (I), le régime (II) et l’exercice (III).
I. La notion de droit des peuples à disposer d’eux-mêmes
Il conviendra, afin d’apprivoiser la notion de droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, d’en identifier la nature et le contenu (A) ainsi que les titulaires de ce droit (B).
A. La nature et le contenu du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes
1. Sources – Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes trouve sa source dans la plupart des grands textes onusiens. L’expression « droit des peuples » fait son apparition pour la première fois en droit international positif dans le premier chapitre intitulé « Buts et principes » de la Charte des Nations Unies signée à San Francisco le 26 juin 1945. Le second paragraphe de son premier article en fait le fondement du développement des relations amicales[2]. Mention en est faite à nouveau dans le premier article du Pacte international des droits civils et politiques (PIDCP) adopté à New-York le 16 décembre 1966 et entré en vigueur le 23 mars 1976, lequel énonce la libre-détermination du statut politique de ces peuples et le développement économique, social et culturel et la libre-disposition de leurs richesses et ressources naturelles ainsi que les obligations pesant sur les États en charge d’administrer les territoires non-autonomes[3].
Entre temps, la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux du 14 décembre 1960 issue de la résolution 1514 (XV) de l’Assemblée générale des Nations Unies et la Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États conformément à la Charte des Nations Unies du 24 octobre 1970 issue de la résolution 2625 (XXV) de l’Assemblée générale des Nations Unies donnent naissance à un véritable droit de la décolonisation.
Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes repose sur l’autodétermination, la résistance et l’affirmation des peuples autochtones face à l’oppression étatique s’opposant ainsi au Droit des États et se décline en deux versions : la version interne et la version externe.
2. Autodétermination externe – Le droit à l’autodétermination externe est une version assez controversée du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes car impliquant une forme de sécession et suggérant ainsi qu’il existerait pour tout peuple opprimé un droit de s’ériger en un État indépendant[4]. Au fondement de cette conception externe, nous pouvons citer le paragraphe 4 de la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux proclamant un droit à l’indépendance complète pour les peuples dépendants[5] et la mention de la création d’un État souverain et indépendant[6] comme moyen d’exercice du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes dans la Déclaration relative aux principes du Droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États conformément à la Charte des Nations unies et mettre en exergue l’ambivalence des relations entre droit des peuples et intégrité territoriale de l’État, principes à la fois complémentaires et antagonistes[7]. En effet, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes dans sa version l’assimilant à un droit à l’indépendance impose une limite au principe d’intégrité territoriale lequel ne peut être garanti que si le droit des peuples est respecté[8]. Autrement dit, la sécession représente la sanction du peuple encourue par l’État en cas de violation.
3. Autodétermination interne – Le droit à l’autodétermination interne se présente comme un droit à la démocratie garantissant au peuple le libre choix du régime politique auquel il souhaite être soumis peu importe sa nature. Dans un avis rendu le 16 octobre 1975, la Cour internationale de Justice (CIJ) précise qu’« aucune règle de droit international n’exige que l’État ait une structure déterminée, comme le prouve la diversité des structures étatiques qui existent actuellement dans le monde[9] ». La règle ainsi posée permet aux peuples d’opter pour un régime à caractère non-démocratique ; cela ne contreviendrait pas au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes dès lors que ce choix aurait été formulé librement et en connaissance de cause. Le droit à l’autodétermination interne n’implique en aucun cas une renonciation par l’État à sa souveraineté sur une partie d’un territoire revendiqué. En outre, il ne concerne que les peuples d’États déjà constitués, c’est-à-dire les nationaux.
4. Jus cogens – Le droit des peuples figure essentiellement dans les énumérations autorisées des règles de jus cogens[10]. La notion de jus cogens trouve son fondement dans la pratique lors des travaux de la Commission du Droit international consacrés à la codification et au développement du régime juridique des accords internationaux, qui ont abouti à la signature, le 23 mai 1969, de la convention de Vienne sur le droit des traités. L’article 53 de cette Convention sanctionne de nullité le traité qui se trouve en conflit avec une norme internationale générale impérative au moment de sa conclusion[11]. Cette disposition est également reprise par la Convention du 21 mars 1986 sur le droit des traités entre États et organisations internationales ou entre organisations internationales. Le jus cogens s’assimile à un ordre public propre aux relations internationales. Il s’agit selon Sir Humphrey Waldock, d’une norme impérative du droit international général à laquelle aucune dérogation n’est permise[12]. C’est à la Commission d’arbitrage pour l’ex-Yougoslavie que l’on doit la consécration prétorienne de la notion de jus cogens en matière de droit des peuples. Dans un avis rendu le 29 novembre 1991, elle énonce en effet que « les normes impératives du droit international général, et en particulier le respect des droits fondamentaux de la personne humaine et des droits des peuples et des minorités, s’imposent à toutes les parties prenantes à la succession[13] ».
[1] Discours du Président Wilson au Congrès du 11 février 1918, reproduit dans C.-A. COLLIARD, Droit international et historique diplomatique (2e éd., 1950), p.443.
[2] Charte des Nations Unies, San Francisco, 26 juin 1945, Article 1er : Les buts des Nations Unies sont les suivants : (…) 2. Développer entre les nations des relations amicales fondées sur le respect du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes, et prendre toutes autres mesures propres à consolider la paix du monde ;
[3] Pacte international des droits civils et politiques (PIDCP), New-York, 3 janvier 1976, Article 1er :
1. Tous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel.
2. Pour atteindre leurs fins, tous les peuples peuvent disposer librement de leurs richesses et de leurs ressources naturelles, sans préjudice des obligations qui découlent de la coopération économique internationale, fondée sur le principe de l’intérêt mutuel, et du droit international. En aucun cas, un peuple ne pourra être privé de ses propres moyens de subsistance.
3. Les États parties au présent Pacte, y compris ceux qui ont la responsabilité d’administrer des territoires non autonomes et des territoires sous tutelle, sont tenus de faciliter la réalisation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et de respecter ce droit, conformément aux dispositions de la Charte des Nations Unies.
[4] CHARPENTIER Jean, « Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et le droit international positif », Revue québécoise de droit international 2, no 1 (1985) : 195‑213, p.198.
[5] Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux issue de la résolution 1514 (XV), 14 décembre 1960 : 4. Il sera mis fin à toute action armée et a toutes mesures de répression, de quelque sorte qu’elles soient, dirigées contre les peuples dépendants, pour permettre à ces peuples d’exercer pacifiquement et librement leur droit à l’indépendance complète, et l’intégrité de leur territoire national sera respectée.
[6] Déclaration relative aux principes du Droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États conformément à la Charte des Nations unies issue de la résolution 2625 (XXV), 24 octobre 1970 : Le principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes : La création d’un État souverain et indépendant, la libre association ou l’intégration avec un État indépendant ou l’acquisition de tout autre statut politique librement décidé par un peuple constituent pour ce peuple des moyens d’exercer son droit à disposer de lui-même.
[7] N’KOLOMBUA André, « L’ambivalence des relations entre le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et l’intégrité territoriale des États en droit international contemporain » in Mélanges offerts à Charles Chaumont : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes : méthodes d’analyse du droit international, Paris : A. Pedone, 1984, p. 433-463.
[8] BÉRANGER Anne-Hélène, « Décolonisation et droit des peuples selon le droit international », Le Genre humain, n°44, (2005) : 143-156, p.147.
[9] Cour internationale de Justice, 16 octobre 1975, avis, Sahara occidental, Recueil, 1975, p. 43-44 : Aucune règle de droit international n’exige que l’État ait une structure déterminée, comme le prouve la diversité des structures étatiques qui existent actuellement dans le monde.
[10] Annuaire de la CDI, 1966, volume 2 II, 2ème partie, p. 262 ; rapport de la Commission du droit international sur les travaux de sa 48ème session, A / 51 / 10.
[11] Sur l’histoire de l’article 53, voir GOMEZ-ROBLEDO Antonio, « Le jus cogens international : sa genèse, sa nature, ses fonctions », RCADI, volume 172, p. 37-69.
[12] Deuxième rapport de Sir Humphrey Waldock dans le cadre des travaux de la CDI appelée à codifier le droit des traités
[13] Commission d’arbitrage pour l’ex-Yougoslavie, avis n°1, 29 novembre 1991, § 1er