La distinction qu’opère Saïd entre l’impérialisme et le colonialisme se ressent dans l’argumentaire des militants. L’impérialisme s’attache aux pratiques et aux attitudes du centre dominant envers un territoire éloigné dans un processus de construction d’un empire et se fonde ainsi sur l’idéologie de l’expansion. Le FRC le souligne par les dénominations que l’on confère à la Corse tels que le « prolongement de la Côte d’Azur », le « morceau détaché du massif de l’Estérel », « Corse et Algérie », « Le plus proche des pays lointains »[19] ou un « département-comme-les-autres »[20]. Aussi, « l’installation de cadres colonisateurs et l’appel parallèle à la main-d’œuvre étrangère sont un procédé habituel de l’impérialisme », évoquant que « la population s’est accrue de 10 000 rapatriés européens d’Afrique du Nord et 5 000 fonctionnaires militaires et leurs familles au cours des récentes années »[21]. Et « les politiciens corses des “clans” sont-ils directement associés au schéma d’expansion »[22]. Pour Saïd, le colonialisme est la conséquence de l’impérialisme, par l’implantation de colonies sur un territoire éloigné dans une logique de domination et de civilisation. Par exemple, les militants rappellent dès les premières pages les expéditions des Grecs, des Carthaginois, des Romains, puis les conquêtes vandale, byzantine, arabe, pisane, aragonaise, génoise et française[23] ou indiquent plus loin que « la fragile économie corse va se buter sur la mise en œuvre de l’impérialisme. Le rôle de la Corse sera réduit désormais à fournir des hommes pour les besoins de celui-ci », appuyé quantitativement par « 35 000 morts sur une population de 250 000 personnes environ » durant la guerre de 1914-1918[24].
Enfin, nous retrouvons pour les Cultural studies, Horkheimer et Adorno quant à leur analyse de l’industrie culturelle, considérée comme une méthode de contrôle et d’exploitation des masses. Les notions de pouvoir, de contrôle, de domination, d’exploitation et de résistance potentielle sont également utilisées. L’inspiration chez Foucault et Gramsci comme Hall semble palpable quant à cette ethnicité forgée par le soi et par l’autre. Derrière l’observation des militants quant à la folklorisation de la culture, nous retrouvons l’idée d’une consommation par le tourisme des récits des voyageurs et des images romantiques du XIXe siècle, intrinsèque à une logique de recherche de divertissement et orientant l’imaginaire contemporain vers la plus proche des îles lointaines. L’avènement de la modernité émane ici de la préservation d’un monde archaïque par un glissement des lieux anthropologiques en ceux d’une mémoire figée[25]. Les auteurs de Main basse indiquent que : « Rien n’échappera plus aux fabricants de l’histoire, aux modeleurs d’une Corse de convention, aux marchands de folklore. L’art corse subira à son tour leurs atteintes. Car ce qui a été dit plus haut du mécanisme de l’aliénation littéraire se vérifie aussi pour les autres formes d’expression artistique »[26]. Ils parcourent ainsi la musique, les arts plastiques (sacrés) ou les monuments. Le développement du tourisme a provoqué quant à lui l’appropriation du littoral corse « par les grands trusts touristiques »[27]. Le touriste s’adonne à une quête des formes d’authenticité dites traditionnelles chargées d’une valeur symbolique par des rites de confirmation. L’authenticité, en tant que construction sociale, est le résultat d’un processus idéologique et politique de représentation de la culture. Cette dernière, soumise au pouvoir de consommation, subit une domination. Un univers fictionnalisé se juxtapose à la vie quotidienne des individus à l’épreuve d’une « vie liquide », pour reprendre l’expression de Richard Bauman, dans ce passage de la société traditionnelle à la société moderne. Le Corse apparaît comme l’Autre, figure édifiée par « un système de représentation encadré par toute une série de forces »[28] sous l’emprise de la relation pouvoir-savoir. Il arbore parfois lui-même le rôle social d’agent sur-ethnicisé dans une « mise en spectacle »[29].
Main basse sur une île porte la trace d’un moment critique. Il circule dans une traversée des temps. La médiation du texte est quant à elle conditionnée par sa reproductibilité. Des décennies plus tard, sa convocation atteste de la fabrique des traces de ses interprétations en convoquant dans le présent son passé[30]. Le Manifeste dérange autant qu’il inspire[31]. La récusation progressive des partis nationalistes du terme de colonisation pose certains questionnements. Celui-ci, pourtant pensé dans Main basse sur une île par le rapport de force entre dominant et dominé, est apparu au fil du temps comme vidé de sa substance. Si le concept de colonisation est soumis au débat, pensons seulement à ceux de dominant et dominé. Il se pourrait que l’expansion d’une violence symbolique, pour reprendre Bourdieu, impose une dissimulation du pouvoir qui s’exerce. Dans cette perspective, nous pourrions de nouveau convoquer Memmi : « chacun, socialement opprimé par un plus puissant que lui, trouve toujours un moins puissant pour se reposer sur lui, et se faire tyran à son tour »[32] (Memmi, 1957, 1973, p. 46). L’aventure coloniale ou l’exploitation de la main-d’œuvre étrangère surviennent comme deux exemples probants. Toutefois, une autre hypothèse s’ajoute ou supplante la première, du moins dans cette lecture de la société actuelle. La résistance, l’engagement serait-il des invariants, comme les auteurs du Manifeste le soulignent ? Rappelons un autre passage que nous n’avions pas encore évoqué :
On veut persuader aux Corses que ce n’est pas par hasard si ce dieu français est un des leurs. N’est-ce pas là le signe de l’immanence, de la prédestination ? Volens aut nolens, tout Corse portera désormais en lui la forme entière de la napoléonienne condition : il sera Napoléon, avec toutes les conséquences psychopathologiques que l’on devine[33].
Napoléon ou Paoli, l’édification mythique émanant d’un storytelling politique continue d’exercer une force non seulement dans la production des discours et des représentations sur la Corse, mais également dans les sphères culturelles et perceptuelles de soi. Les traces historiques se sont édifiées en un système contemporain de représentation s’étendant jusqu’aux pratiques induites par la mise en scène et mise sur scènes d’un univers fictionnalisé. L’efficacité symbolique à l’œuvre est le fruit d’un processus de transfiguration. La situation liminale persistante plongerait-elle les individus au sein d’une île vécue comme un autre lieu hors du temps ? Le concept d’ « hétérochronie » poursuit cette idée : ils vivent une forme « de rupture absolue avec leur temps traditionnel »[34]. Ils adhèrent aux règles, en même temps qu’une force s’exerce ne pouvant les amener qu’à jouer le jeu. Et c’est dans cette lecture de la situation que le concept de cadre d’Erving Goffman est à même de s’emparer du processus sous-jacent. Ce concept – dont nous pourrons retenir deux aspirations majeures, la théorie du jeu de Gregory Bateson et le legs pragmatiste de William James quant à la question de l’expérience – s’applique ici. Plus précisément, elle se présente à travers une modalisation construite à partir d’activités au sein desquelles nous participons à travers un effet « comme si » qui propulse l’habitant dans le rôle de héros mythique. La vie quotidienne se donne à vivre dans l’existence continue d’un cadre primaire. Néanmoins, chacun entre dans l’activité circonscrite dans cet espace-temps en voulant y croire : « On “joue”, certes, mais ce jeu rituel dépasse de loin la simple fonction ludique : on rejoint alors le “jeu profond” de C. Geertz faisant “comme si”, en sachant que cette simulation vraie exercera une action symbolique »[35]. L’île serait-elle ce miroir décrit par Foucault, à la fois réel et irréel, utopique et hétérotopique en étant « en liaison avec tout espace qui l’entoure » et obligeant pour être saisi, « de passer par ce point virtuel qui est là-bas »[36] ?
L’écriture et la circulation de l’histoire du nationalisme corse témoignent aujourd’hui de lectures hétérogènes et d’une pluralité de régimes d’historicité. Des traces aujourd’hui encore se dessinent par la sélection, la capitalisation et la reconnaissance de l’acte fondateur, des origines. La société semble plongée dans un « présentisme »[37], chacun élisant sa propre représentation de l’absent passé afin de revendiquer ce qu’il est aujourd’hui. Ni guide ni intelligible, l’histoire ne servirait-elle plus qu’à légitimer ?
[19] Ibid., p. 58-59.
[20] Ibid., p. 71.
[21] Ibid., p. 85.
[22] Ibid., p. 94.
[23] Ibid., p. 11-12.
[24] Ibid., p. 15.
[25] Castellani Jean-Pasquin, Performance de la culture et identité insulaire : l’exemple de la Corse, [Thèse de doctorat, Université de Corse], 2005.
[26] FRC, op. cit., p. 59-60.
[27] Ibid., p. 90.
[28] Saïd Edward, L’orientalisme. L’orient créé par l’Occident (C. Malamoud, trad.), Points, 1978, p. 349-350.
[29] Augé Marc, L’Impossible voyage. Le tourisme et ses images, Paris,Payot et Rivages éditions, 1997.
[30] Jeanneret Yves, « Complexité de la notion de trace : de la traque au tracé », In L’Homme trace : perspectives anthropologiques des traces contemporaines, Béatrice Galinon-Melénec (dir.), Paris, CNRS éditions, coll. « CNRS Alpha », p. 59-86, p. 61.
[31] Stagnara Vincent, Minorité et statut : l’exemple de la Corse, regard sur l’Europe, problématique constitutionnelle, Crosne, Cismonte è Pumonti edizione. 1991, p. 9 ; Poggioli Pierre, Journal de bord d’un nationaliste corse, Saint-Étienne, Éditions de l’aube, 1996, p. 15.
[32] Memmi Albert, Portrait du colonisé précédé du Portrait du colonisateur,Paris, Payot, 1973 (1957), p. 46.
[33] FRC, op. cit., p. 57.
[34] Foucault Michel, Dits et Écrits II, 1976-1988, 2001 (1984), Paris, Quarto – Gallimard, p. 1578.
[35] Lardellier Pascal, Sur les traces du rite. Institution rituelle de la société. Londres, Iste édition, 2019, p. 75.
[36] Foucault Michel, op. cit., p. 1575.
[37] Hartog François, op. cit.