Le Kabyle face à la conversion : ni Français ni Algérien ?
Résumé
Dans le contexte du soixantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, il s’agit d’éclairer la situation d’un des groupes sociaux concernés par les étapes de la colonisation, à savoir les convertis kabyles au protestantisme, associés par la suite à la naturalisation française. Quel impact aujourd’hui sur la descendance de ces convertis ? Phénomène peu connu et quasiment pas étudié dans les sciences sociales.
À partir de la trajectoire de l’orphelin kabyle, il s’agit de montrer le rôle qu’ont joué les missions protestantes en Kabylie dans la conversion d’adolescents. A ce propos Kateb Yacine écrivait dans la préface de Histoire de ma vie de Fadhma Amrouche, convertie au catholicisme : « Trop de parâtres exclusifs ont écumé notre patrie, trop de prêtres de toute religions se sont donné pour mission de dénaturer notre peuple… en tarissant ses plus belles sources, en proscrivant sa langue et en lui arrachant jusqu’à ses orphelins. »[1]
L’enjeu est à la fois religieux, culturel, politique et historique dans la mesure où il s’agit pour ces nouveaux convertis, souvent naturalisés français, d’assurer le relais du colonialisme mais également dans une visée prosélyte et du point de vue de l’Eglise Réformée de perpétuer en Algérie la très ancienne présence chrétienne et la célébration di u Mare Nostrum latine revendiquée par Louis Bertrand.
Le projet poursuivi par les Missions protestantes à la fin du 19ème siècle s’inscrivait, en effet, dans l’idée de réimplanter la religion chrétienne que l’islam avait depuis près de 12 siècles effacé des pratiques.
La Kabylie a été un territoire d’expérimentation pour implanter l’Evangile dès les années 1870 s’appuyant sur la construction du mythe berbère dans lequel la Kabylie devient le pendant fantasmé d’une France sublimée. Les convertis illustrant les assimilés exemplaires. « Le Kabyle serait ainsi l’élément colonisateur par excellence, celui que nous devrions employer pour faire de l’Algérie une véritable France »[2]
Désigné comme m’tournis, (arabisationdu verbe tourner ; littéralement « celui qui a tourné »), équivalent à celui de renégat, implicitement assimilé au traître. Condamnés à aucun avenir, ces convertis étaient d’éternels intrus. Statut toujours d’actualité pour leurs héritiers.
La question posée : les descendants de ces convertis de nationalité française ne sont-ils pas plus encombrants pour la mémoire collective aussi bien française qu’algérienne ?
Rôle des missions protestantes au cœur de l’Algérie coloniale
Le Kabyle face à la conversion : ni Français ni Algérien ?
Dans le contexte du soixantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie célébré partout dans l’hexagone, il est bien venu de débattre à l’Université Pasquale Paoli de la question coloniale en Algérie.
Période qui n’en finit pas d’encombrer les imaginaires et les mémoires de grand nombre de Français dont les Corses. Période qui résonne encore à ce jour de manière passionnelle.
D’autant plus urgent de regarder l’Histoire en face quand on a entendu à la première session de l’Assemblée nationale en juin 2022 le doyen José Gonzalez, député Rassemblement National évoquer avec mélancolie l’Algérie française. Et qu’à Perpignan à quelques jours des soixante ans de l’indépendance de l’Algérie, le maire Louis Alliot Rassemblement National décrète Perpignan Capitale des Français d’Algérie en célébrant l’œuvre coloniale de l’Algérie française. Alliot met à l’honneur l’Organisation de l’Armée Secrète (OAS) et les généraux putschistes André Zeller, Edmond Jouhaud, Raoul Salan et Maurice Challe, nommés « citoyens d’honneur. »
Quant à la Corse, faut-il rappeler que plus de cent mille compatriotes participent à cette aventure exotique et rentable, des appelés et des militaires de carrière font une guerre qui ne dit pas son nom, qu’à la tête de l’OAS, le tristement célèbre Jean-Jacques Susini dont la villa porte son nom, haut lieu où fut pratiqué la torture.
Faut-il rappeler que la Corse a été la seule région de France à soutenir, très majoritairement le putsch d’Alger en 1958 révélant les liens des insulaires à ceux qui s’étaient enracinés en Algérie. Il n’y a qu’à visiter les cimetières d’Algérie et de voir s’élever les tombeaux aux patronymes corses pour n’en point douter.
Cette histoire des insulaires avec l’Algérie a laissé des traces incontestables dans l’imaginaire corse jusqu’à reprendre le sigle de l’« ennemi » d’hier FLNC, les nuits bleues en souvenir de celles d’Alger… le mot harki utilisé couramment pour désigner un Corse qui aurait trahi selon la pensée dominante. Qu’on se souvienne de Riolarki pour nommer le préfet Riolacci ! Jusqu’à prétendre que la Corse aurait subi le même sort de l’Algérie en étant colonisée par la France…
Certes, personne ne conteste la conquête militaire de l’île par les troupes françaises, mais force est de constater qu’il existe une différence de taille entre le sort réservé aux Algériens et à celui des Corses. En effet, les Corses sont entrés de plein droit dans la citoyenneté française, alors que les Algériens étaient considérés comme des « sujets » régis par le Code de l’Indigénat…
Préciser également qu’une infime minorité d’individus s’oppose au système colonial et soutient la lutte d’indépendance, aussi bien en France continentale qu’en Corse. Parmi les Corses nous rappelons les plus connus, Charles Geronimi, disciple de Frantz Fanon, Georges Mattei qui le premier écrit dans les Temps modernes pour dénoncer la torture et soutient le FLN, moins connue Marie-Luce Lanfranchi, institutrice à Paris, adhère au réseau de soutien au FLN, sans doute existe-t-il des anonymes solidaires de lutte d’indépendance de l’Algérie.
C’est pour ces raisons précitées que nous rejoignons la pensée du philosophe Jean-Toussaint Desanti Voir ensemble, tant il est vital pour l’historien de Voir Ensemble toutes les composantes fabriquées par le colonialisme, d’interroger tous les acteurs, à savoir, les Pieds-noirs, les Harkis, les Hommes-frontières, quel que soit leur rôle joué pendant la lutte de Libération de l’Algérie afin de ne pas idéologiser le débat, et bien évidemment de nommer les injustices qu’a subies le peuple algérien. C’est le rôle de l’historien ! Décoloniser l’imaginaire colonial… Une urgence pour apaiser les douleurs et le ressentiment, condition essentielle pour construire un avenir solidaire.
En ce qui nous concerne nous allons Voir ensemble pour permettre de réfléchir au rôle des missions protestantes au cœur de l’Algérie coloniale ; Le Kabyle orphelin face à la conversion : ni Français ni Algérien ?
Nous allons tenter d’éclairer l’un des groupes sociaux concernés par la colonisation, à savoir les convertis au protestantisme, associés par la suite à la naturalisation française, et connaître l’impact sur leur descendance. Phénomène peu connu et quasiment pas étudié dans les sciences sociales.
Comprendre quelles ont été les raisons des politiques religieuses de la puissance coloniale en terre d’islam, comment ont vécu les Kabyles convertis au protestantisme assignés à vivre dans l’entre-deux.
Notre sujet est incarné dans l’Histoire où se jouent la destinée de femmes et d’hommes.
Nous savons, vous et moi, mais peu osent l’avouer, alors que dans notre for intérieur s’abrite l’importance de la force de nos souvenirs d’enfance, qui influencent de manière capitale l’orientation de nos choix, de nos engagements, de nos décisions.
Et malgré certains discours drapés d’une terminologie dite scientifique, nul n’échappe au poids de son histoire, c’est la raison pour laquelle il est vital pour chacun d’entre nous de faire un travail sur soi afin de porter un regard critique, sans esprit de revanche ni de haine, et en tenant l’émotion à carreaux et à distance.
Notre propos est de saisir la complexité qu’induisent ces hommes et femmes-frontières dans une histoire de domination coloniale. Il s’agit bien de complexité.
Pour traiter de la question des Kabyles convertis au protestantisme, il semble nécessaire d’évoquer rapidement les grands traits de la colonisation française qui contraignirent les Algériens à mener une guerre de Libération.
[1] Kateb Yacine, in Histoire de ma vie, Fadhma Amrouche, Edition Maspéro, Paris, 1970.
[2] J. Lionel, Kabylie du Djurdjura, 1982, in « L’utilisation du fait berbère comme facteur de l’Algérie coloniale. Actes du premier congrès d’études méditerranéennes, SNED, Alger.