A la suite de Sartre, Franz Fanon, Aimé Césaire, Albert Memmi ont décrit que le colonisé c’est l’Autre, par dédoublement, duplication et bestialisation de « race » inférieure. 

Sartre a su, par ses écrits contre le colonialisme, poser le problème globalement, en croisant le théorique et le politique, le discours et la science. Chez Jean-Paul Sartre, le concept central est celui de peuple et non pas celui de « minorité », comme par exemple chez Foucault ou Deleuze. Après Sartre, avec l’idéologie structuraliste, le thème de la liberté va disparaître au bénéfice de celui de l’art de gouverner : l’économie politique devient le lieu d’une rationalisation consensuelle. S’élabore peu à peu une nouvelle thématique sécuritaire qui remplace celle des luttes de libération nationale.

Sartre a choisi la liberté comme fondement à toute vie. La liberté anime pour lui la dialectique de l’universel et du particulier : les colonisés sont dans l’ordre du particulier. Le colonisateur parle au nom de tous les hommes. Le colonisé est traité en « primitif », non raisonnable, sauvage, animiste, exotique, en un mot un « sous-homme ». Il relève d’une altérité radicale, inassimilable, irrécupérable, d’une sorte de primitivisme essentialiste. Ainsi s’opère sa déréalisation par une image négatrice, il est citoyen de second ordre, citoyen sans droits. Sa liberté, qu’il va exercer par la violence, le fait sortir du regard de l’Autre.

Certains font de la liberté sur la propriété, la possession sans laquelle ils ne sont rien. On les fait choses comme une pierre ou une rivière au milieu du monde, comme un simple ustensile. Pour Sartre, être libre pour le colonisé, c’est assumer sa condition de colonisé, c’est reprendre à son compte cette condition comme si on se l’était forgée soi-même. La condition humaine est à la fois cause de soi et sans fondement. Tout ce qui vous arrive ne peut vous arriver que par vous, et sous votre responsabilité : ce qu’on fait de ce que les autres ont fait de vous. Il n’arrive jamais rien du dehors, chacun est responsable de soi. « L’homme est un être qui se fait dans l’avenir ». Il s’agit d’assumer pour fonder, de reprendre à son compte, de revendiquer. On ne peut acquérir la liberté de ne plus être libre, tout ce qui arrive arrive par soi-même. On n’a jamais d’excuse : je dois endosser ce qui m’arrive. On est sans droits comme sans excuses : mon existence est donnée, mais en même temps j’en suis responsable. La liberté ne peut en aucun cas cesser d’être libre.

La liberté du révolutionnaire est d’autant plus sérieuse qu’elle vise à transformer le monde : il se place face à l’objet-monde.

La vérité profonde du capitalisme libéral européen, c’est la colonisation, cette part inéluctable de la barbarie, faite de pillages, de tortures et d’exactions. Dès lors, l’anticolonialisme se justifie, fait de guerres de libération nationale (Algérie, Vietnam, Amérique Latine…). Ces révoltes du « Tiers-Monde », du Bien contre le Mal, justifient le recours à la violence de masse, cette contre-violence des dominés.

Les peuples colonisateurs se font les complices d’un système en ne le dénonçant pas. Victimes et bourreaux vivent la même horreur : c’est l’inhumain qui est leur vérité. Une haine radicale de l’humanité s’acharne sur les bourreaux et sur les victimes pour les dégrader les uns par les autres. On se réfèrera au livre d’Henri Alleg sur la torture : « La question ».  Les guerres coloniales sont des guerres populaires en ce qu’elles font se battre les pauvres contre les riches, des pauvres silencieux, qui se taisent et qu’il s’agit de faire parler, de ces pauvres que les tortionnaires considèrent comme des sous-hommes, des bêtes humaines. La colonisation annule les colonisés : ils ne sont plus personne. Ainsi, selon Sartre, être homme pour le colonisateur-exploiteur, c’est être supérieur au colonisé : pour l’empêcher de se comporter en homme, il faut dresser le colonisé, le dompter, le châtier. Mais en résistant à la torture, en se révoltant, le colonisé rappelle l’humanité de tout homme qui se dresse contre l’oppresseur.

On mesure aujourd’hui encore les effets néfastes de la situation colonialiste, à la façon dont elle a détruit la démocratie parlementaire, dont elle a engendré des sous-prolétaires en banlieue, dont elle a déstructuré le tissu social, dont elle a favorisé la monté de l’extrême-droite raciste, dont elle a fait reculer l’internationalisme et la générosité de l’asile… Les traces du colonialisme sont encore présentes.

Il n’y a pas de bon ou de mauvais colon, il y a un système colonialiste. C’est le mouvement des choses qui engendre colonisateur et colonisé, les deux étant déshumanisés -différemment- par le système. La violence domine toutes les phases de la colonisation. Coloniser c’est jeter au feu les institutions démocratiques : cette destruction de la démocratie contamine tous les rapports sociaux.

Un retour à la pensée de Sartre nous permet de mieux comprendre la vérité du colonialisme, et comment les traces de ce colonialisme sont encore présentes. Sur cette question, comme sur beaucoup d’autres, Sartre fut un « éclaireur » (Alain Badiou). Il a démontré que la colonisation ne détruit pas seulement la personne du colonisé, mais aussi celle du colonisateur, que la violence contamine toute la société et que le racisme se répand comme une gangrène dans tout le pays. Même quand les Blancs ne commandent plus l’appareil d’Etat, dans les pays anciennement colonisés, ils continuent à dominer économiquement à l’aide de la collaboration des « indigènes ». L’impérialisme, pas plus aujourd’hui qu’hier, n’a le souci des vies humaines. Il se contente, parfois, d’acheter des valets : les nouveaux dirigeants, indépendants juridiquement, surexploités. Lumumba a été assassiné, le panafricanisme a échoué, et l’Afrique est « mal partie ».

Sartre nous a appris qu’il fallait toujours résister, ne pas accepter l’intolérable, dire non à la soumission de l’injustifiable, et faire taire les puissants pour laisser parler les exclus. La liberté d’un individu ne peut se réaliser que dans la liberté des autres. Devenir libre, c’est d’abord lutter pour la liberté des opprimés. L’engagement révolutionnaire est un acte authentique, car il vous situe, être parmi les êtres, un individu comme les autres, mais qui peut être leur chef (« Il y a cette guerre à faire et je la ferai » Goetz). Un acte révolutionnaire est un acte libre par excellence, il est l’acte par lequel chacun revendique la libération de tous. Il n’est pas de valeurs absolues, elles sont subordonnées à la liberté. Il n’est pas d’adhésion à un monde préétabli, celui-ci résultera du projet individuel et collectif. Chacun est concerné par la libération de tous, mais en tant qu’existence séparée, dans ses projets singuliers. Chaque individu doit prendre en main sa propre vie ; l’individualisme de Sartre n’est pas un individualisme de repli, mais de participation : la liberté de chacun ne se réalise qu’à travers la liberté d’autrui. La liberté est donnée à l’individu en tant qu’être singulier, mais il doit l’exercer par un mouvement qui débouche nécessairement sur le projet collectif, notamment celui de la révolution.

Cette grande leçon de morale politique que nous a communiquée Sartre, j’ai essayé pour ma part de ne jamais l’oublier.

Pages : 1 2