Subordination des Corses par l’Instruction publique et l’imposition du français comme langue nationale

Un plan d’instruction publique sous la Restauration

   La Société d’Instruction publique fondée en 1803 par le préfet du Golo avait cessé toute activité en 1810. Cette institution restaurée en 1818 par le préfet De Vignolle eut comme secrétaire Francesco Ottaviano Renucci. Quant à Salvatore Viale, il fut parmi ses animateurs principaux. Ces deux personnalités auraient pu se rencontrer et sceller l’union de deux courants également porteurs des idées nouvelles: le dynamisme des élites insulaires et la mission des fonctionnaires gouvernementaux en charge de l’instruction en Corse.

L’éloignement culturel, la disparité des enjeux intellectuels et politiques, sans doute aussi la méfiance réciproque des individus provoquèrent au contraire l’espacement des réunions, puis dès 1821 l’effacement définitif des travaux de cette société littéraire.

Cette disparition a pu étonner certains analystes de l’histoire corse. La lecture de la correspondance du premier recteur de la Corse, Antoine-Félix Mourre, nous informe sur les causes réelles de l’extinction d’une société dont les autorités officielles ne pouvaient tolérer la concurrence fondée sur l’indépendance culturelle et idéologique d’élites locales.

Ce constat s’appuie sur le choix de documents d’archives tirés de l’abondante correspondance échangée entre Mourre et les autorités de l’île ou de Paris.

Antoine-Félix Mourre, le premier inspecteur d’académie « chargé des fonctions rectorales en Corse » était né le 19 mai 1768 à Lorgues. Il mourut le 10 septembre 1837 à Draguignan. Son père était notaire royal et procureur. Il était entré de bonne heure dans la congrégation des doctrinaires où il demeura de 1782 à 1793. Il enseigna dans divers collèges de province de 1783 à 1795. Nommé inspecteur d’académie, il exerça cette fonction à Montpellier (1815-1817) puis à Aix-en-Provence de 1817 à 1819. En 1818 il fut chargé d’une inspection en Corse pour rédiger un plan destiné à rénover l’instruction dans l’île. Par la suite chargé des fonctions rectorales en Corse en 1820 et 1821. Il quittera l’île en février 1822 après avoir transmis ses fonctions à Louis-Magloire Cottard, qui était depuis trois mois son adjoint. Recteur de l’académie de Grenoble jusqu’au 1er octobre 1825, il assura les mêmes fonctions à Aix-en-Provence jusqu’au 30 septembre 1828. Il reçut en 1829 le titre d’Inspecteur général honoraire de l’Université et fut fait chevalier de la Légion d’honneur. Devenu recteur d’Aix, Mourre retourna en Corse en 1827, chargé d’inspection générale.

  Depuis les années 1816-1817 qui marquent le renouveau de la politique scolaire en France, la Corse semble être restée à l’écart de l’effort général. Le 14 janvier 1818 le recteur de l’Université d’Aix, D’Eymar, assure que tous ses inspecteurs ont refusé de visiter la Corse qui dépend de son administration. Le préfet Martin de Vignolle stimule l’instruction et la vie intellectuelle. Il rétablit la Société d’Instruction publique de la Corse à Bastia, fonde la Société Centrale d’Agriculture à Ajaccio et donne l’impulsion nécessaire au Journal de la Corse qui vient d’être créé à la préfecture d’Ajaccio.

  Le préfet de Vignolle et plus encore son successeur, Claude-François Eymard (30 janvier 1820-9 janvier 1822) apportèrent leur appui aux projets de Mourre dont les avis et les recommandations inspirent toute réflexion sur l’instruction dans l’île depuis la fin de l’année 1818. Le 19 mars 1819, la Commission Spéciale des Affaires de Corse entend différents rapports sur l’état de l’instruction dans l’île. Quant à la Commission d’Instruction publique, elle adopte le 20 août 1820 un plan général qui suit de près toutes les recommandations de Mourre. On en retrouvera les échos loin dans la période et même après 1830 à travers les documents officiels qui reproduisent souvent trait pour trait et mot pour mot les paroles du premier recteur de l’île.

   Dans l’ensemble des mesures susceptibles de développer l’instruction en Corse, Mourre a privilégié et porté l’accent sur la nécessité impérieuse de réparer l’enseignement secondaire qu’ila jugé en état pitoyable dans les deux collèges communaux de Bastia et d’Ajaccio. Dans le premier « les études étaient devenues presque nulles »: exercices religieux négligés, indiscipline, manque de méthode, vacances démesurées, pédagogie défectueuse. Les locaux du second étaient investis par l’autorité militaire et les professeurs étaient contraints de donner leurs cours chez eux. Le premier soin de Mourre est de donner un bureau d’administration à chacun de ces établissements. Un règlement identique à celui des collèges de France viendra compléter le dispositif. La Commission suit dans le détail les recommandations de Mourre et entend conformer les études de ces établissements à ce qu’elles sont en France. Elle se déclare en particulier vigilante sur la question de l’enseignement du latin. A travers la définition précise des limites de l’accès à l’enseignement secondaire se vérifient les dispositions des élites libérales vis-à-vis de la mobilité sociale des individus: l’empêcher ou la contenir dans l’exception.

  C’est pourtant l’enseignement primaire qui s’affiche comme priorité pour le recteur Mourre et la Commission. Aux mains de desservants que l’on juge pour la plupart grossiers et ignorants, ce premier enseignement est à l’abandon et de très fortes rivalités opposent les instituteurs laïques et ecclésiastiques. Les comités cantonaux institués par l’ordonnance de février 1816 permettront de gérer cette situation délicate en influant sur le choix et la surveillance des instituteurs. Ils devront être associés étroitement à la gestion des « localités ». Impartiaux, ils émettront à l’intention de l’inspecteur un avis motivé sur toute demande de brevet de capacité à l’enseignement et d’autorisation pour l’ouverture d’une école. Ils auront en outre à exercer leur contrôle sur toutes les écoles où le latin est enseigné et qui, de ce fait, ne se distinguent pas des écoles élémentaires (établissements qui hors des villes sont d’un degré inférieur aux collèges communaux). Les mesures que propose Mourre sont adoptées. Ce sont donc :

1°) l’organisation et la composition des comités cantonaux;

2°) l’extension des écoles des frères de la doctrine chrétienneEn 1806 le cardinal Fesch en a institué une à Ajaccio qui compte 250 élèves en 1820. Une autre va s’ouvrir à Corte. Mais ces écoles coûtent 2000 francs par an et seules 5 à 6 communes peuvent soutenir une telle dépense;

3°) l’ouverture d’écoles d’enseignement mutuel. Avec 100 francs par an et une petite rétribution des élèves on peut en créer une dans chaque commune un peu peuplée. Celle qui a été ouverte à Bastia en 1818 donne de bons résultats. Transformée en école modèle, elle doit attirer tous les jeunes instituteurs qui viendront y apprendre la méthode.

4°) La surveillance du dispositif sera confiée à un inspecteur qui séjournera dans l’île pendant de longs mois.

Nommé inspecteur chargé des fonctions rectorales en 1820, Mourre va s’attacher à mettre en œuvre la politique ainsi définie. Il développera les écoles des frères qui enseignent en français, dispensent un enseignement très limité et une morale chrétienne bien propre à rendre les Corses respectueux des lois. Il entend faire passer à 8 les 4 écoles en activité en 1820 (Ajaccio, Bastia, Calvi, Sartene). L’enseignement mutuel est moins cher et peut, par son système pédagogique, généraliser la discipline en même temps que la langue française. Mourre élabore un plan d’ouverture de 30 écoles cantonales de ce type. Pour financer en partie la dépense une souscription est lancée et créée une Société pour l’encouragement de l’instruction élémentaire à l’instar de celle de Paris: les maîtres de ces nouvelles écoles seront directement formés par l’inspecteur. Comme l’enseignement est aux mains du clergé corse, Mourre entend convertir les gens d’église à la pratique du français, en particulier par un examen auquel sera soumis tout candidat aux fonctions ecclésiastiques.

  Ces dispositions représentent un effort sans précédent dans l’histoire de l’instruction publique en Corse. Trois sortes d’obstacles devaient se dresser contre la volonté de Mourre : la hiérarchie administrative qui entrave l’action du préfet Eymard pourtant acquis aux intentions de Mourre; l’attitude des élites corses, préoccupées seulement de la réouverture de l’Université de Corte, attachées à leur système traditionnel d’enseignement ; les fins de non recevoir du ministère hostile à un effort financier présenté comme trop important. Voici quelques documents d’archives qui éclairent non seulement cette époque mais aussi un cheminement qui trouve bien des échos dans la question de l’identité culturelle de la Corse jusqu’à nos jours.

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Ce premier document concerne la mise en place d’une épreuve de langue française obligatoire pour tous les candidats aux fonctions ecclésiastiques. Le texte de la circulaire peut se lire textuellement reproduite dans un roman (cf. J.Thiers : Les Potirons, l’inspecteur et le gecko, Albiana, Levie, 1993, pages 115 à 118) inspiré par la lecture de ces documents d’archives qui m’avaient paru bien instructifs mais aussi… inimaginables !

INSTRUCTION PUBLIQUE

NOUS Antoine-Félix MOURRE, Inspecteur chargé des fonctions rectorales en Corse,

Vu la Décision de S.Exc. le Ministre de l’Intérieur du 18 juillet 1821, portant que dans le département de la Corse les élèves ecclésiastiques seront tenus de subir un examen sur la langue française devant une Commission qui sera établie par le Chef de l’Instruction publique dans ce Département;

Vu la Circulaire de Mgr. l’Evêque d’Ajaccio du 22 août 1821 ;

AVONS ARRETE ce qui suit:

ARTICLE PREMIER

Il sera formé à Ajaccio une Commission chargée de faire subir un examen sur la langue française à tous les élèves ecclésiastiques, avant leur admission aux Ordres Sacrés.

ARTICLE II

Cet examen aura pour objet : 1° l’exposition des principes de la Langue; 2° l’Analyse grammaticale de phrases dictées; 3° des Traductions de vive voix et par écrit de l’Italien ou du Latin en Français, et du Français en Italien ou en Latin.

ARTICLE III

Il sera délivré gratis à ceux qui auront fait preuve d’une connaissance suffisante de la Langue nationale, un certificat signé des examinateurs. Mgr l’Evêque sera invité à n’admettre aux Ordres Sacrés aucun élève ecclésiastique qui ne soit muni d’un pareil certificat.

ARTICLE IV

Sont nommés Membres de la Commission d’examen l’Inspecteur d’Académie en mission en Corse et le Principal du Collège d’Ajaccio. M. le Préfet et Mgr. L’Evêque seront invités à nommer chacun un Membre.

ARTICLE V

La Commission d’examen sera présidée par le Chef de l’Instruction publique et, en son absence, par l’Inspecteur d’Académie. Le Président aura voix prépondérante.

ARTICLE VI

Ladite Commission entrera en exercice au commencement de l’année 1822.

Fait à Ajaccio, le 16 décembre 1821
Signé, MOURRE

Invité à désigner un membre en vertu de l’article IV l’évêque répondit: « Je n’en vois pas d’autre plus en état de remplir convenablement ces fonctions que M. Ciavatti. Je ferai,  Monsieur tout ce qui pourra dépendre de moi pour seconder les vues bienfaisantes du Gouvernement pour tirer le plus grand parti possible de cette mesure, car je sais bien qu’elle pourra contribuer beaucoup au bien de ce pays ».

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