Résumé
Dans un contexte où la laïcité est de plus en plus interrogée par la globalisation et les dynamiques de migration, les religiosités populaires offrent une perspective unique pour comprendre les interactions entre le religieux et le laïque. Les pratiques religieuses locales à l’œuvre dans les rituels festifs, mettent en scène une appartenance religieuse qui est profondément ancrée dans le tissu social et culturel.
Cette contribution vise à explorer comment les religiosités populaires en Corse, qui à la lisère entre sacré profane, interrogent et complexifient l’exercice de la laïcité. Nous examinerons comment ces pratiques articulées dans un rapport au religieux, à la transcendance, au-delà des religions, peuvent à la fois renforcer les identités et ouvrir un espace de dialogue entre croyants et non-croyants, tout en évitant les écueils du communautarisme par ce dépassement du dogmatisme.
Les éléments profanes dans les rituels religieux corses enrichissent leur signification symbolique et créent des liens sociaux. Ces rituels sacralisent les espaces publics, facilitant la rencontre entre croyants et non-croyants, et assurent l’équilibre communautaire en offrant une résistance face aux défis contemporains comme les crises économiques et sociales.
À travers des exemples concrets de pèlerinages, nous mettrons en lumière comment les rituels sacrés et profanes s’entrelacent pour créer un lien social fort, tout en permettant une expression vivante et collective du croire. Nous discuterons de la manière dont ces dynamiques peuvent enrichir le débat sur la laïcité en offrant une lecture sociale du lien au religieux.
Les religiosités populaires corses offrent une fenêtre sur la complexité et la dynamique des interactions entre le sacré et le profane. En réexaminant ces pratiques à la lumière des enjeux contemporains de la laïcité, cette contribution propose de repenser la place du rapport au religieux dans l’espace public, non pas comme une source de division, mais comme un vecteur de partage et de dialogue.
Summary
In a context where secularism is increasingly called into question by globalisation and the dynamics of migration, popular religiosities offer a unique perspective for understanding the interactions between the religious and the secular. Local religious practices at work in festive rituals showcase a religious affiliation that is deeply rooted in the social and cultural fabric.
The aim of this contribution is to explore how popular religiosities in Corsica, which straddle the boundary between the sacred and the profane, question and complicate the exercise of secularism. We will examine how these practices, based on a relationship with religion and transcendence that goes beyond religions, can both strengthen identities and open up a space for dialogue between believers and non-believers, while avoiding the pitfalls of communitarianism by going beyond dogmatism.
The secular elements in Corsican religious rituals enrich their symbolic meaning and create social links. These rituals make public spaces sacred, facilitating encounters between believers and non-believers, and ensuring community balance by offering resistance in the face of contemporary challenges such as economic and social crises.
Through concrete examples of pilgrimages, we will highlight how sacred and secular rituals intertwine to create a strong social bond, while enabling a lively and collective expression of belief. We will discuss how these dynamics can enrich the debate on secularism by offering a social interpretation of the link to religion.
Corsican popular religiosities offer a window onto the complexity and dynamics of interactions between the sacred and the profane. By re-examining these practices in the light of contemporary secular issues, this contribution proposes a rethinking of the place of the relationship to religion in the public arena, not as a source of division, but as a vehicle for sharing and dialogue.
Mots-clés : Religiosités populaires ; Laïcité inclusive ; Identité culturelle ; Espace public ; Sacré et profane.
Résumé
« Les gens ont besoin d’un endroit où continuer
à se raconter eux-mêmes »1Cox, Harvey. La séduction de l’esprit, bon et mauvais usage de la religion populaire. Paris : Seuil, 1976
La dimension culturelle de la religion
La laïcité, principe fondamental des sociétés modernes, est au cœur des débats concernant la coexistence des croyances religieuses et la préservation des valeurs démocratiques. Définie par la séparation entre l’État et les institutions religieuses, elle garantit la liberté de conscience, l’égalité de traitement des citoyens, ainsi que la neutralité de l’État vis-à-vis des diverses croyances. Cependant, dans un monde globalisé, où les dynamiques migratoires et le retour du religieux dans la sphère publique deviennent des phénomènes marquants, la laïcité est appelée à se réinventer pour répondre aux défis contemporains.
La religion a profondément influencé les cultures, structurant les normes sociales, les rites de passage, et les coutumes. Elle a façonné l’art, la musique, la littérature, et l’architecture, servant souvent de fondement aux lois et aux systèmes de gouvernance, créant un sentiment d’identité et de cohésion sociale.
Toutefois, dans les sociétés post-sécularisées, le processus de laïcisation a progressivement déconnecté la religion de la culture, un phénomène qualifié par Loïc Le Pape de « déculturation de la religion« 2Loïc Le Pape, « Des religions sans cultures ? », in Cahiers français : Religions, laïcité(s), démocratie – n°389, Collectif, La Documentation française, 2015, p. 20. La religion, n’étant plus intégrée au quotidien, a vu son lien avec la tradition s’effiler, au point que les pratiques religieuses, autrefois élément central de vie sociale, ont été reléguées à la sphère intime des croyants. En corollaire, la perte d’influence des institutions religieuses et la non-transmission des pratiques de génération en génération ont accentué cette déculturation, entrainant une disparition progressive des références religieuses dans l’univers culturel collectif. Ainsi, bien que la laïcité garantisse la liberté et l’égalité, elle a peu à peu éloigné la religion de la culture, modifiant profondément les interactions entre ces deux dimensions de la vie sociale. Or, cette déconnexion affaiblit les liens sociaux en supprimant les références culturelles qui structurent les communautés.
Après une période de sécularisation, on observe un retour du religieux, marqué par la réaffirmation des identités religieuses dans la sphère publique. Cette résurgence se manifeste par une visibilité accrue des pratiques et des symboles religieux, ainsi qu’une demande croissante de reconnaissance des spécificités culturelles et spirituelles de diverses communautés. Cela pose de nouveaux défis à la laïcité, qui doit désormais trouver un équilibre entre le respect de la diversité religieuse et le maintien de la neutralité de l’État.
Le religieux semble avoir un caractère irréductible. Pour comprendre ce phénomène, il est crucial de le situer par rapport à la religion. En effet, selon Émile Durkheim, les deux sont souvent confondus, pourtant il est important de distinguer les faits religieux de la religion elle-même. Comme il le précise : « Nous disons les faits religieux et non la religion, car la religion est un tout de phénomènes religieux, et le tout ne peut être défini qu’après les parties.»3Émile Durkheim, « De la définition des phénomènes religieux », in Année Sociologique, n°2, 1897-1898. Texte en ligne : http://classiques.uqac.ca/classiques/Durkheim_emile/annee_sociologique/an_socio_2/phenomenes_religieux.html p.23 La religion n’est pas une simple réponse à l’ignorance humaine face à l’inconnu, au mystère, c’est une construction sociale qui rassemble et structure les faits religieux. Les faits religieux sont la manifestation de croyances qui sont des représentations élaborées et diffusées par la société, ces représentations sont intrinsèquement liées à l’esprit collectif du groupe. L’homme, en tant qu’animal de croyance, élabore des structures sociales qui reflètent sa vision du monde. Voilà pourquoi le religieux demeure une dimension fondamentale et indissociable de l’expérience humaine, et voilà pourquoi il perdure.
Le retour du religieux soulève donc la question de la capacité de la laïcité à garantir la liberté d’expression de toutes les croyances sans qu’aucune d’elles ne compromette les principes d’égalité et de non-discrimination. Cette réflexion est d’autant plus nécessaire dans un contexte de mondialisation, qui intensifie la diversité culturelle tout en favorisant une uniformisation des modes de vie, un phénomène souvent appelé « déculturation« .
Face à cette dynamique, les religiosités populaires offrent une perspective intéressante pour comprendre les relations entre le religieux et le laïque. Ces rituels imprégnés de traditions qui mêlent sacré et profane, complexifient l’exercice de la laïcité. Nous observerons les pratiques religieuses de Corse, vécues à travers les religiosités populaires, pour comprendre comment elles agissent. Nous examinerons comment ces pratiques, articulées dans un rapport au religieux, à la transcendance, au-delà des religions, peuvent à la fois renforcer les identités et ouvrir un espace de dialogue entre croyants / non-croyants, pratiquants / non-croyants, tout en évitant par ce dépassement du dogmatisme, les écueils du communautarisme.
Tresser le cordon : l’apanage des laïcs
Entre la foi et le croire …
Les rituels de religiosité populaire allient le croire et la foi, deux concepts souvent utilisés de manière interchangeable mais porteurs de nuances essentielles. Pour comprendre la façon dont les individus interagissent avec le sacré, il est important de définir ces notions.
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La foi se distingue par une confiance profonde et inébranlable, souvent enracinée dans une relation personnelle avec le sacré. Elle transcende l’adhésion aux doctrines, constituant une expérience intime et durable avec le divin. En revanche, croire signifie accepter quelque chose comme vrai ou probable, souvent influencée par l’enseignement religieux ou les traditions culturelles. Contrairement à la foi, il peut être superficiel dans la mesure où il n’implique pas une relation intime avec le divin, il a un caractère fluctuant, susceptible d’être modifié par de nouvelles informations, expériences ou contextes, car le croire est une construction collective et culturelle dans laquelle se développent les croyances. Il se manifeste dans le cadre de la religion à travers des pratiques religieuses. Selon Durkheim, « Ce qui fait la religion, c’est avant tout la force collective qui impose aux individus un certain nombre de croyances et de pratiques obligatoires »4Émile Durkheim, art. cit.. Ces pratiques ne se contentent donc pas d’exprimer des croyances individuelles mais incarnent des rites et des normes imposées par la société. Danièle Hervieu-Léger enrichit cette perspective en définissant la religion comme « toute forme de croire qui se justifie entièrement de l’inscription qu’elle revendique dans une lignée croyante »5Danièle Hervieu-Leger, La religion pour mémoire, Paris, Cerf, 1993, p.118. Selon elle, la religion est profondément enracinée dans une continuité collective qui dépasse les croyances individuelles. Cette notion de lignée croyante implique que la religion ne se limite pas à des croyances éphémères mais qu’elle s’inscrit dans un continuum historico-culturel. Ainsi, croyances et pratiques religieuses forment un tout indissociable. La convergence des dimensions collective et culturelle du croire tisse l’ossature de la cohésion sociale, invitant naturellement à la participation aux rituels.
Mais il faut faire la distinction entre deux types de participants. Certains sont présents car il s’agit d’une tradition importante pour leur communauté. Ils sont là car ils ont reçu le rituel en héritage. Pour autant ils ne croient pas en Dieu, ils n’ont pas cette foi personnelle qui les lie aux divinités. Ce sont des pratiquants non-croyants. Or, les religiosités populaires enveloppent les rituels d’une atmosphère de profonde piété qui happe les participants dans une orbe qui les connecte au divin. Mais seule la participation active au rituel rend cette connexion possible. Des confrères révèlent dans leurs témoignages que leur implication dans les pratiques religieuses populaires commence souvent par une motivation culturelle ou communautaire. Beaucoup d’entre eux s’engagent initialement dans des confréries pour préserver leur patrimoine culturel en sauvegardant leurs traditions religieuses. Cet engagement est très souvent motivé par le désir de sauvegarder les chants sacrés et les pratiques religieuses, qui sont perçus comme des éléments essentiels de leur identité culturelle. À ce moment-là, ils sont pratiquants / non-croyants. Cependant, en grande majorité, ces mêmes individus rapportent, qu’à mesure qu’ils s’impliquent dans ces pratiques, l’ambiance de piété intense qui y règne les transportent vers une foi ardente. Ils deviennent alors croyants / pratiquants.
Les rituels de religiosités deviennent des expériences transcendantales qui nourrissent une relation personnelle avec les divinités. Cette transformation montre comment la croyance initiale peut évoluer en une foi collective, où l’expérience personnelle et subjective du sacré est sublimée par la dynamique du groupe pour devenir une conviction partagée par tous. Ainsi prend corps la cohésion sociale, où la capacité d’une société à maintenir des relations harmonieuses et solidaires entre ses membres, malgré leurs différences.
… incursion des laïcs dans l’aire sacrée.
La religion, loin d’être simplement imposée, s’est intégrée profondément dans la culture corse, formant un syncrétisme unique. Les Corses ont activement participé à façonner leur spiritualité. En effet, l’Église de Corse, sous l’impulsion des franciscains, a subi des transformations profondes entre 1350 et 15506Antoine Franzini, « L’église de Corse au Moyen Âge » in Corsica Christiana : 2000 Ans de Christianisme : Exposition Du 29 Juin Au 30 Décembre 2001, Corte, Musée de la Corse, 2001, p.46. Ces changements laisseront une empreinte indélébile sur l’organisation de la société, car dès lors, les laïcs, y compris les femmes, prennent une place plus significative dans les activités religieuses. Les confréries se développent et jouent un rôle essentiel dans la réconciliation sociale et la dévotion populaire.
Les confréries, héritières des traditions franciscaines, agissent comme un véritable trait d’union entre l’espace religieux et l’espace public, incarnant cette fonction grâce à leur structure et leurs pratiques. En tant que laïcs, les membres des confréries, comme le souligne M.E. Poli Mordiconi, sont à la fois les « gardiens d’une tradition religieuse, animateurs de la liturgie et acteurs d’une paraliturgie »7Poli-Mordiconi, Marie Eugénie, and Mauricette Mattioli. Les Confréries de Corse : Une Société Idéale En Méditerranée . Collectivité territoriale de Corse, 2010, p.47. Ils perpétuent ainsi les rites et valeurs religieuses tout en opérant dans le domaine public. Historiquement, leur rôle a été de maintenir la cohésion sociale en organisant des événements communautaires et en promouvant des valeurs éthiques à travers des activités de charité et d’entraide fraternelle ; elles étaient incontournables dans les rites funéraires car elles prenaient en charge – moyennant une cotisation annuelle des familles – les bougies, la messe et le cercueil que les confrères portaient en procession jusqu’au cimetière. Le vêtement blanc des confrères, composé du camisgiu, une longue aube ample serrée à la taille par un cordon, les distingue des autres laïcs. Ce cordon rappelle l’abnégation de saint François, qui avait choisi de se mettre au service des autres en renonçant à la ceinture, symbole de pouvoir et de richesse. Contrairement à la ceinture, qui portait l’épée et la bourse, le cordon ne pouvait rien porter. Autrefois, cet habit, complété d’une cagoule pointue, symbolisait l’anonymat et l’égalité et l’humilité. Aujourd’hui, bien que la cagoule ne soit plus portée, l’égalité reste un principe fort, et leur appartenance à une communauté est soulignée par la couleur de la pèlerine et l’écusson qui y figure. Autrement dit, l’individu n’existe pas, la logique des confréries fonctionne selon un principe communautaire et égalitaire. En gommant les personnalités individuelles pour former un groupe homogène, cet habit crée une entité capable d’incarner le lien vivant entre la communauté et le divin. Par leur engagement actif et leur statut de laïc qui leur confère une souplesse particulière, les confrères nourrissent une religiosité inclusive et renforcent la cohésion sociale en créant un lien dynamique entre les dimensions sacrée et profane de la société, tout en assurant la transmission des traditions. Ils forment un ensemble unifié incarnant une spiritualité ouverte qui brise les clivages entre croyants et non-croyants.
Les confréries sont un pilier central de la mise en scène religieuse, néanmoins elles n’en ont pas l’exclusivité. En effet, les rituels religieux sont souvent orchestrés par les membres de la communauté, qui suivent des règles transmises de génération en génération et appliquent avec rigueur les protocoles établis. Il arrive fréquemment qu’une communauté réalise ces rituels en l’absence de confrérie, démontrant ainsi que la gestion des rites religieux peut se faire de manière collective, même en dehors des structures confrériques.
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La confrérie détient un statut particulier qui lui confère une forme de consécration, lui permettant d’interférer dans l’aire sacrée avec une autorité reconnue qui la distingue et lui donne une légitimité particulière dans la pratique religieuse. En effet, sur le temps purement liturgique, les laïcs doivent agir sous le couvert d’une investiture sacrée. Une illustration révélatrice se trouve dans la désignation des chanteurs de chants sacrés, qui est marquée par des titres distinctifs. Lorsque les chants sont interprétés par des confrères, c’est a cumpagnia ou a cunfraterna qui chante, le vocable au singulier reflète l’unité sacrée et l’autorité de la confrérie. Lorsque les interprètes sont des laïcs, ils sont appelés i cantori, ce terme au pluriel rompt l’unité sacrée, mais le vocable reste spécifique et ne peut être utilisé pour désigner des chanteurs de chants profanes. Il confère aux laïcs un statut particulier leur permettant d’utiliser la parole sacrée. En revanche, dans le paraliturgique, les laïcs, en tant que profanes, contribuent à définir le sacré par leur participation active. Par leurs gestes, paroles, chants, prières, mouvements, tenues et objets employés, ils animent le rituel et se placent au cœur de l’organisation et de la coordination des rituels, en veillant à ce que chaque détail soit en place pour assurer leur bon déroulement.
La participation régulière des élus corses aux cérémonies religieuses ainsi que leurs publications fréquentes sur les réseaux sociaux pour souhaiter une bonne fête religieuse à la population, fait écho à une harmonie entre les dimensions religieuses et séculaires. Leur présence visible dans ces rites met en lumière l’interconnexion entre les sphères civiques et religieuses, soulignant ainsi l’importance culturelle de ces pratiques dans la vie publique de l’île. Cette interaction témoigne d’une laïcité singulière, où les frontières entre l’État et la religion demeurent perméables, et où ces deux sphères sont connectées par la puissance culturelle des religiosités.
Le fil de la cohésion
Contrairement à une laïcité stricte qui cantonne la religion à la sphère privée, les religiosités populaires s’épanouissent librement dans l’espace public, enrichissant les festivités et les cérémonies qui rythment la vie communautaire. Ces expressions vivantes préservent la vitalité culturelle en intégrant le sacré dans la vie quotidienne. Bien que la fréquentation des offices réguliers, comme la messe dominicale, tende à diminuer et soit majoritairement l’apanage des générations plus âgées, les moments forts du calendrier chrétien continuent de rassembler largement. Les fêtes patronales, Pâques, Noël, la Toussaint et les pèlerinages restent des rendez-vous incontournables pour la communauté corse, où l’on constate l’omniprésence des religiosités populaires, qui, en tant qu’expressions collectives de la foi, engagent les laïcs bien au-delà de la simple observance. Elles impliquent activement la communauté dans les pratiques rituelles. Sans cette participation collective, le clergé, isolé, serait incapable de porter à lui seul la richesse et la profondeur de la tradition religieuse. En revanche le contraire est possible. Par exemple à Sant’Alesiu de Sermanu, l’office religieux s’est souvent déroulé sans prêtres, comme ce fut le cas de 2021 à 2023, mais ce n’était pas une première. Dans ces moments, les chantres assurent la messe tandis que d’autres personnes se relaient pour lire la liturgie, illustrant ainsi la résilience et la flexibilité de la tradition religieuse corse. En l’absence de prêtres, les laïcs prennent naturellement le relais, démontrant que la vitalité de la tradition repose sur leur engagement. Cette réalité souligne que la religion catholique offre un cadre souple qui permet une expression riche et vivante du sentiment religieux à travers les religiosités populaires.
Sur les chemins du sacré et du profane : dialogues entre religiosité populaire et laïcité à travers les pèlerinages
Les rituels de religiosités populaires ornent le dogme catholique d’une richesse précieuse empreinte d’une élégante simplicité. Dans les pratiques religieuses où les laïcs sont activement impliqués, l’utilisation de multiples intermédiaires est essentielle pour assurer une médiation efficace entre le sacré et le profane. Chaque détail, minutieusement choisi parmi les éléments ordinaires, façonne l’écrin sacré. Assemblés, ces éléments transforment le profane en un espace où le divin se manifeste avec délicatesse. Par le biais de ces rituels, la communauté tisse des liens entre ses croyances et son quotidien, elle transforme l’espace public en un lieu de communion collective, où la présence est partagée, et où chacun, croyant ou non, trouve sa place. Nous plongeons à présent dans les pratiques qui incarnent cette dimension, révélant comment elles enrichissent la vie communautaire et créent des espaces de dialogue et de solidarité.
Nous nous concentrerons particulièrement sur les pèlerinages. Les processions, qui incluent les pèlerinages, sont une manifestation éloquente de la religiosité parce qu’elles représentent une dévotion active, ancrée dans la tradition, impliquant des fidèles qui marchent, chantent, prient et décorent. Elles offrent une expression vivante et tangible de la foi collective. Selon Sylvia Mancini « d’un point de vue morphologique, les processions se résument à un déplacement rituel à l’intérieur d’un espace, une sorte de « voyage » collectif qui réalise le passage symbolique et réel des lieux de l’existence ordinaire et profane à un lieu sacré »8Silvia Mancini. « Le rituel du labyrinthe dans l’idéologie de la mort en Corse ». In: Revue de l’histoire des religions, tome 209, n°1, 1992. p. 28.. Les processions ont la capacité d’arpenter l’espace pour le purifier et le sacraliser9Silvia Mancini. art. cit.. Que ce soit par l’encerclement pour les espaces restreints ou par le rayonnement pour les territoires plus vastes, ces mouvements rituels jouent un rôle essentiel dans la transformation des lieux profanes en espaces sacrés. Elles traduisent une proximité avec le territoire et incarnent le besoin de contrôler l’espace public, en le marquant de leurs pas, les communautés transforment l’espace sauvage en un lieu ordonné et pacifié. En arpentant ensemble l’espace, chaque individu s’inscrit dans une dynamique commune où l’action collective dépasse l’expérience personnelle. Ce mouvement partagé crée un lien social fort et un sentiment d’appartenance, car chacun contribue à la sacralisation de l’espace. La participation au rituel devient alors un acte de responsabilité collective, où l’individu, tout en se conformant aux attentes du groupe, joue un rôle essentiel dans la métamorphose symbolique de l’espace. Le regard croisé des participants, ce « voir et être vu », scelle cette transformation, élevant l’espace au rang de sacré, tandis que l’identité communautaire s’affirme à travers cette marche solennelle.
Les pèlerinages procèdent à la sacralisation de l’espace par rayonnement, ce sont des processions d’envergure qui mobilisent plusieurs communautés en leur faisant parcours de grandes distances à pied depuis leur village jusqu’à un point commun central. L’itinéraire linéaire de chaque communauté trace les rayons d’un cercle symbolique qui va circonscrire un vaste espace sacré. Le cercle est une figure puissante qui représente une limite inviolable, établissant un cordon de protection autour d’un lieu sacré de rassemblement10Catherine Pont-Humbert, Dictionnaire des symboles, des rites et des croyances, Paris, Hachette Littératures, 2003, p.98.
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En attribuant une signification sacrée à ces espaces, les pèlerinages et les processions transforment les lieux communs en foyers de cohésion sociale et de solidarité, où la participation est ouverte à tous, indépendamment du degré de croyance.
Symboles et actions profanes dans les rituels sacrés
Les éléments profanes présents dans les rituels sacrés jouent également un rôle crucial en réunissant la communauté autour d’actes de dévotion collective. En examinant les rites de Sant’Alesiu à Sermanu et Valle d’Alisgiani, ainsi que celui de San Bertuli à Orezza, nous découvrons comment ces pratiques inclusives favorisent un sentiment de solidarité et de communauté, renforçant ainsi les liens sociaux au-delà des frontières religieuses. De plus, nous verrons comment ces éléments rituels permettent une interaction sociale plus large, englobant croyants et non-croyants dans un espace de dialogue et de partage.
La Topographie Sacrée
La configuration de l’emplacement des chapelles confère aux sites une véritable hiérophanie. Celles dédiées à Sant’Alesiu sont stratégiquement situées sur des promontoires rocheux au centre des pieve du Boziu et d’Alisgiani, ces promontoires évoquent des autels naturels ; la chapelle de San Bertuli est quant à elle nichée sur les crêtes alpestres aux versants vertigineux qui séparent Orezza de la Tavagna, perchée sur ces hauteurs imposantes elle surplombe le paysage environnant. Ces emplacements élevés soulignent la sacralité de la nature et peuvent être interprétés comme des hiérophanies naturelles, où le sacré s’inscrit directement dans le paysage. La proximité géographique de ces édifices avec les cieux renforce l’idée d’une connexion étroite avec le divin. Cette communion entre la nature et le sacré reflète une conception où le paysage devient une expression tangible du divin.
Au-delà de leur caractère naturellement sacré, ces sites jouent également un rôle de convergence géographique et symbolique. Les chapelles de Valle d’Alisgiani et de San Bertuli, par exemple, se dressent sur un axe central reliant les pieve voisines, situées à des points où les routes se croisent, évoquant ainsi une croix comme signe divin. La chapelle de Sermanu est située à la frontière des communes de Sermanu, Castellare, et Rusiu. Elle est ainsi partagée par trois communes. Ce chiffre trois revêt une forte dimension sacrée, d’une part il est associé au ciel, (par opposition au chiffre deux qui est attribué à la terre), d’autre part, pour former un cercle fermé, il faut relier trois points, enfin, dans la théologie chrétienne, le trois signifie la perfection et l’unité divine de la Sainte Trinité.
La sacralité est profondément inscrite dans le paysage. Les chapelles, en tant que points de convergences géographique et symbolique, ne sont pas seulement des lieux de culte, mais également des carrefours d’interaction sociale.
Purification et Continuation : u Falloru Alisgianincu et la circumambulation rayonnante.
La veille de la célébration, un feu, u falloru, est allumé sur le site de la chapelle d’Alisgiani, sa préparation se révèle être un rituel collectif qui engage pleinement la communauté. Les matériaux requis, tels que bûches et branches, sont soigneusement rassemblés et entassés pour ériger un grand bûcher. Ce moment de préparation devient une opportunité précieuse pour les villageois de se regrouper et de collaborer, tissant ainsi des liens sociaux plus forts et consolidant leur sentiment d’appartenance à la communauté.
U Falloru est visible de toute la région. Sa visibilité est cruciale. En étant allumé en un lieu élevé, le feu sert de balise, de point de ralliement, et de signe de l’activité religieuse en cours. Sa présence est un rappel constant de la protection divine offerte par Sant’Alesiu.
En tant qu’élément purificateur, le feu élimine les énergies négatives et prépare l’espace à accueillir la présence divine. Sa lumière et sa chaleur sont perçues comme des barrières contre les mauvais esprits, renforçant ainsi son rôle protecteur.
Autrefois, après la célébration, les villageois recueillaient les restes du grand feu allumé à la chapelle de Sant’Alesiu sont recueillis par les villageois. Ces résidus, composés de morceaux de bois carbonisés et de charbons ardents, sont ensuite rapportés à la maison pour être utilisés dans les foyers. Ces résidus, imprégnés de l’énergie sacrée du rituel, sont perçus comme des symboles puissants de purification, de régénération et de fécondité. En Corse, le terme focu désigne à la fois le feu et le foyer familial, en intégrant ces résidus dans leurs cheminées, les villageois cherchaient à transférer cette énergie divine dans leur famille pour la purifier, la régénérer et assurer sa prospérité grâce aux vertus fécondatrices du feu. Aujourd’hui, le feu sacré de Sant’Alesiu n’intègre plus l’espace intime sous cette forme. Désormais, les villageois ramènent souvent chez eux des bonbons ou des biscuits bénis, qui sont apotropaïques car ils ont été imprégnés du sacré sur le parcours du rituel. Cette évolution permet de préserver l’esprit du rituel. Ainsi, la vitalité et la prospérité continuent d’être célébrées et honorées au sein de la communauté, perpétuant le lien profond entre le sacré et le foyer familial.
Il y a un autre trait du rituel du Falloru qui a changé depuis le début des années 2000. À cette époque, la diminution des forces vives disponibles pour monter le bûcher sur place avait conduit à la décision d’allumer un feu dans le village, sur le bord de la route, en un lieu offrant une vue sur la chapelle, ce qui permettait de maintenir la tradition. Depuis, les jeunes ont repris le flambeau et ont rallumé le feu à la chapelle, mais ils allument toujours le feu au village, il y a donc deux feux allumés simultanément, permettant une participation élargie. Les jeunes alisgianinchi ont non seulement ravivé le rituel, mais ont aussi créé une tradition vivante qui unit les générations.
Comme je le disais précédemment, la morphologie des pèlerinages sacralise l’espace par rayonnement. La configuration alpestre des lieux, souvent inhospitalière, ne permet pas toujours une circumambulation traditionnelle autour de l’église. Pour pallier à cette contrainte, et parfois en combinant les deux, une pratique singulière est mise en œuvre : la statue du saint, plutôt que de se déplacer, est tournée sur elle-même et sur place, créant ainsi une forme de circumambulation inversée qui va utiliser le saint comme pivot symbolique pour diffuser le sacré sur un territoire plus vaste.
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À San Bertuli d’Orezza, après la messe, la statue du saint est portée en procession jusqu’au carrefour en contrebas de la chapelle, lieu de convergence les chemins des quatre pieve : Tavagna, Alisgiani, Orezza et Ampugnani. Là, les hommes qui portent la statue la soulève en l’orientant successivement vers les quatre points cardinaux, invoquant la bénédiction de San Bertuli pour chaque pieve en priant : “à l’este per a Tavagna”, “à u meziornu per l’Alisgiani”, “à l’ueste per l’Orezza” et “à u nordu per l’Ampugnani”. Par ce geste, ils tracent un large cercle symbolique autour du site et sacralisent l’ensemble du territoire. Cette action symbolise non seulement la bénédiction qui émane vers l’extérieur, mais aussi l’unité et la solidarité entre les croyants des communautés voisine. La circumambulation et les prières dirigées vers les différentes directions créent un lien sacré qui transcende les barrières géographiques et sociales pour créer une cohésion communautaire.
Une communion entre les mondes
Après l’office religieux, les participants partagent un repas à proximité d’une source, considérée comme un axis mundi, un point de connexion entre le monde souterrain, la surface terrestre et le ciel. Cette source relie ainsi les vivants, les morts et les divinités. Dans l’imaginaire collectif corse, l’eau est perçue comme une voie de passage permettant aux esprits de rejoindre le monde des vivants, et en s’installant autour de la source, les vivants s’assurent symboliquement de leur présence. Ce cadre confère au repas une dimension sacrée : la nourriture, apportée par chaque participant, est partagée non seulement entre les membres du groupe, mais également, de façon symbolique, avec les esprits. Le repas devient ainsi une offrande, exprimant à la fois gratitude pour les faveurs reçues et espoir de grâces futures. Ces offrandes, omniprésentes dans les rituels, sont un moyen de communication avec l’autre monde, et le repas exprime une véritable communion entre les vivants, les morts et les divinités. Le banquet est un acte rituel central car il nourrit la société pour qu’elle vive, chaque membre de la société – les vivants, les morts et les divinités – a besoin des autres et de cette communion sacrée. Il ne se réduit pas à une simple consommation de nourriture, c’est un acte de redistribution et de solidarité, un geste de charité qui implique tous les membres de la communauté dans une relation avec le sacré, garantissant la continuité du cycle de vie. Le banquet est une manière de dialoguer avec les forces qui dépassent l’homme : les saints, les défunts, les divinités. Il « trahit l’origine ancienne du rite et son essence antique de microcosme étranger aux règles du monde, c’est-à-dire un lieu favorable au dialogue entre les hommes et les dieux, ces derniers étant les garants de la reproduction de la vie.« 11Ignazio E. Buttitta. « La spirale du temps : feux et pains de saint Joseph en Sicile. » in Ethnologie française, 2007 HS Vol. 37, p. 69.. Le banquet est alors le moment où, symboliquement, l’abondance est demandée, et où la société, en puisant dans ses ressources, s’assure la prospérité à venir.
Dans ce contexte, reprenons l’exemple des rituels de pèlerinage. La messe, centrée autour de l’Eucharistie, commémore la Cène, dernier repas du Christ, et se déroule autour de l’autel, table sacrée. Elle est chantée en paghjella par des chantres laïcs. De même, le repas partagé est accompagné de canti in paghjella, cette fois-ci profanes, car il ne s’agit plus de chanter la liturgie. Ce chant polyphonique, qu’il soit sacré ou profane, nécessite la participation de trois personnes, chacune représentant un rôle symbolique précis : a segonda entonne le chant, u bassu soutient la mélodie, et a terza l’élève. Par cette structure, les vivants, par la voix de a segonda, invitent symboliquement les divinités au banquet, les morts étant représentés par u bassu, et les saints par a terza, garantissant ainsi un équilibre parfait. Le banquet, sublimé par le chant, les fleurs, et le feu, demande une action collective, rendant ces éléments sacrés. Il ne s’agit pas simplement de consommer de la nourriture, mais de réaliser un acte rituel central, nourrissant la société pour qu’elle vive, chaque membre – vivant, mort, ou divin – dépendant des autres pour assurer cette communion sacrée.
Les bouquets d’immortelles, cueillis par les pèlerins en route vers la chapelle de Sant’Alesiu à Sermanu, en sont une parfaite illustration. Ces fleurs, résistantes aux températures estivales, deviennent sacrées au cours du rituel, acquérant une valeur apotropaïque. Une partie des bouquets est offerte au saint, illuminant la chapelle de leur éclat doré, tandis que le reste est ramené dans les foyers, où ils continuent de symboliser la continuité et la prospérité. Ces gestes collectifs, telles que les offrandes, les processions et les chants, tissent un lien entre le sacré et le profane, reliant la nature environnante à la vie spirituelle.
En fin de compte, les pèlerins, à travers leur engagement actif et leurs gestes communs, construisent et donnent sens au rituel, engageant un dialogue avec le sacré qui dépasse les croyances individuelles. Ces rituels, où le sacré et le profane s’entrelacent, ne se contentent pas de perpétuer des traditions. Ils permettent aux croyants et aux non-croyants de participer à une communion collective, renforçant les liens sociaux et la cohésion communautaire, tout en affirmant une identité culturelle vivante et partagée.
Ainsi, les éléments profanes utilisés dans ces rituels jouent un rôle central dans la transcendance des divisions religieuses, en permettant une participation inclusive qui unit croyants et non-croyants autour de pratiques communes. Les chapelles et les rituels associés, en tant que points de convergence, renforcent le sentiment de communauté et de solidarité, en créant des espaces de dialogue nourris par la richesse de la tradition et la diversité des participants. La préparation du rituel, ancrée dans le quotidien à travers des objets simples comme les bûches, les fleurs ou la nourriture, permet de rendre ces pratiques accessibles à tous, tissant un lien concret entre le sacré et le profane. Par ce biais, ces rituels non seulement préservent et transmettent les traditions, mais ils permettent aussi aux individus de se reconnecter avec leur héritage culturel, contribuant ainsi à la construction et à l’affirmation d’une identité collective vivante.
Les ponts sacrés : les défis de le laïcité inclusive en Corse et la cohésion sociale par les religiosités populaires
À l’évidence la Corse se distingue par une religiosité populaire profondément enracinée dans le quotidien de ses habitants. Cette religiosité dépasse les croyances individuelles pour s’inscrire dans un cadre plus vaste, où les pratiques religieuses jouent un rôle central dans la structuration de l’identité culturelle collective. Les processions, pèlerinages, et autres manifestations de dévotion sont des expressions de foi collective et aussi des marqueurs identitaires qui cimentent la cohésion sociale de la communauté insulaire.
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Le modèle français de laïcité stricte, né dans un contexte de lutte contre l’influence de l’Église catholique, privilégie une approche où le religieux devait se confiner à la sphère privée. Or, en Corse, le religieux et le culturel sont si étroitement imbriqués que l’exercice la laïcité y est souvent biaisé. La forte implication des laïcs et l’ampleur des fêtes religieuses éminentes font partie intégrante de l’identité culturelle insulaire, ce qui rend difficile une séparation nette entre sphères religieuse et civile. Cette symbiose entre culture et religion entraîne une forme de laïcité singulière, où les expressions de la foi collective s’inscrivent naturellement dans la vie publique, brouillant parfois les lignes entre les deux. La Corse offre au contraire un exemple d’une laïcité inclusive, façonnée par les pratiques religieuses qui imprègnent la vie quotidienne de tous les habitants, quelle que soit leur croyance.
La force unificatrice des religiosités populaires
La force unificatrice des religiosités populaires repose sur le concept du sacré de communion, qui crée un espace collectif où s’entrelacent le sacré et le profane à l’orée de la religion et de l’État. Ce sacré de communion n’est pas limité à l’acte religieux formel, mais imprègne chaque geste rituel – que ce soit la préparation des offrandes, la décoration des chapelles ou le partage du repas autour d’une source sacrée. Dans cet espace collectif, la dimension religieuse n’est pas distincte de la vie quotidienne : elle se mêle aux pratiques sociales et communautaires, façonnant une dynamique d’appartenance qui renforce les liens entre individus, croyants et non-croyants.
Les rituels tels que les pèlerinages et les processions incarnent cette forme de sacré partagée, où les gestes les plus simples – allumer un feu, partager un repas – prennent une dimension transcendante. Cette communion dépasse le cadre strictement religieux pour s’étendre à un horizon plus large, celui de l’identité collective qui unit les membres d’une communauté face aux forces extérieures. À l’orée de la religion et de l’État, ces rituels deviennent des moments où le pouvoir temporel et spirituel se rencontrent, mais dans un cadre où ni l’un ni l’autre ne domine complètement.
C’est dans ce contexte que le sacré de communion prend toute son importance. En tant qu’espace collectif, il ne s’agit pas seulement d’un lieu où les divinités ou les saints sont honorés, mais d’un espace où la communauté elle-même se réalise et se définit à travers des actes partagés. Ces pratiques, en apparence profanes – le nettoyage des routes, la cueillette des fleurs, la préparation des banquets – sont en réalité des vecteurs de sacralité, car elles impliquent la communauté dans son ensemble, qu’elle soit religieusement engagée ou non. Le sacré, ici, ne se manifeste pas uniquement par l’intermédiaire des clercs ou des confrères, mais par la participation de tous, rendant chaque membre actif dans le maintien de l’ordre symbolique et social.
Ce lien sacré qui unit la communauté prend une signification particulière à la frontière entre la sphère religieuse et la sphère publique, entre la piété populaire et les institutions étatiques. Les rituels, bien que liés à la foi, ne sont pas coupés des réalités politiques et sociales ; ils sont au contraire des espaces de rencontre, des lieux où la société civile réaffirme sa cohésion face aux défis du temps. Par leur dimension inclusive, ces rituels permettent de transcender les tensions internes et externes, créant ainsi un pont entre l’individu, la communauté et les forces qui régissent le monde, qu’elles soient d’ordre divin ou étatique.
Dans cette optique, le sacré de communion devient une forme de résistance symbolique, un espace où la communauté peut affirmer son unité et son identité face à l’éclatement social, tout en intégrant les évolutions de son temps. Les pratiques religieuses, tout en restant ancrées dans la tradition, deviennent un moyen d’établir un dialogue avec l’État, et par extension, avec la modernité. Ce dialogue est subtil mais constant : la religion, bien que située en dehors des structures étatiques, y est intimement liée, car elle participe à la construction des espaces de solidarité et de partage qui, dans certaines régions rurales corses, suppléent aux lacunes de l’État lui-même.
Ainsi, le sacré de communion, loin d’être simplement un élément de foi religieuse, devient le ciment qui unit la communauté dans ses dimensions sociales, spirituelles et politiques. Le dialogue entre le sacré et le profane, entre la foi et l’État, se matérialise dans ces rituels collectifs qui, par leur répétition et leur performativité, ancrent l’identité collective dans une réalité à la fois intemporelle et profondément contemporaine. En ce sens, la religiosité populaire, en investissant l’espace public, construit un terrain fertile où la mémoire, la tradition et l’avenir se croisent pour assurer la continuité et la vitalité de la communauté.
La forge de l’identité
La spécificité du modèle corse de laïcité, façonné par une religiosité populaire inextricablement lié au quotidien de la communauté, démontre qu’il est possible de concilier identité culturelle et diversité religieuse dans un cadre laïque inclusif. La dimension culturelle du religieux apparaît comme la garante essentielle de l’équilibre laïque. En intégrant ces pratiques dans un cadre laïque respectueux de toutes les formes d’expression religieuse et culturelle, il est possible de conjuguer tradition et modernité, et de préserver un espace public où chacun peut trouver sa place, indépendamment de ses croyances.
La répétition de ces rituels au fil des générations assure non seulement la transmission des croyances partagées, mais renforce également la continuité historique faisant de chaque geste un lien vivant entre le passé et le présent reliant les générations. Ils deviennent ainsi des piliers culturels et identitaires pour la communauté et permettent d’entretenir une mémoire collective. Les expressions de religiosités populaires, incarnées à travers les gestes et les objets rituels, alimentent les flots de l’identité collective. En s’appuyant sur un croire commun qui n’exige pas une adhésion rigide au dogme, elles avancent au-delà des barrages que constituent les divisions religieuses. Ce croire s’exprime à travers des pratiques et des rituels ayant une signification collective, profondément ancrés dans des traditions respectées par tous, faisant le lit d’un puissant fleuve communautaire qui draine diverses formes de croyances religieuses.
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L’implication active des membres de la communauté dans la mise en scène religieuse donne vie aux rituels, à travers lesquels elle dévoile son essence culturelle et spirituelle, influençant ainsi le fait religieux qu’elle porte. Elle a besoin de ses rituels, car ils agissent comme un miroir, reflétant et renvoyant son image collective. Ces rituels sont le support d’une identité commune, un langage symbolique à travers lequel la communauté se reconnaît, se réaffirme et se renforce. En se rassemblant autour de cérémonies comme les fêtes patronales, les processions ou les pèlerinages, la communauté incarne ses valeurs, ses croyances et ses souvenirs partagés. Chaque geste, chaque chant, chaque procession devient un écho de son histoire, une réaffirmation de son existence. Les rituels sont des moments où la mémoire collective se réactive, où les récits fondateurs sont rappelés et réinterprétés, où la culture commune est vécue de manière tangible.
Ce miroir rituel, en renvoyant à la communauté son image, lui permet de se situer dans le temps et l’espace, de sentir qu’elle fait partie d’une continuité historique tout en étant ancrée dans le présent. Il s’agit d’une dynamique où la communauté ne fait pas que regarder passivement son reflet ; elle interagit avec lui, le façonne et l’adapte en fonction des défis contemporains. C’est ce besoin de voir son image projetée dans des formes symboliques qui lui permet de maintenir sa cohésion, de renouveler son pacte social et de continuer à exister face aux changements extérieurs. Ainsi, la participation des laïcs transforme les rituels en instruments de renouvellement et de régénération communautaire, en en faisant une expression vivante et authentique de la culture et de la cohésion sociale. Le caractère collectif des fêtes religieuses en fait de véritables moments de communion qui renforce le sentiment d’appartenance au groupe. L’interaction entre citoyens et pratiques religieuses leur confère une place légitime dans la sphère publique.
Les religiosités populaires, en tant qu’espaces fluides de rencontre, constituent un véritable entre-deux, une interface entre les sphères du sacré et du profane, entre les pouvoirs religieux institutionnalisés et les autorités de l’État laïque. Elles créent un cadre souple où les membres de la communauté se retrouvent autour de pratiques rituelles qui, tout en relevant du religieux, sont profondément ancrées dans le tissu culturel local. Ces rituels, comme les pèlerinages ou les fêtes patronales, offrent un lieu symbolique où les normes sociales se définissent, se renégocient, et où la solidarité communautaire se forge.
Dans cet espace hybride, la communication se fait souvent de manière implicite : les rituels deviennent des plateformes de dialogue où les distinctions entre croyants et non-croyants, ou entre différentes affiliations religieuses, s’effacent au profit d’une cohésion collective. Les religiosités populaires, loin d’être figées, répondent à une dynamique flexible qui leur permet de s’adapter aux changements sociaux tout en conservant leur rôle central dans l’organisation des rapports sociaux. Elles constituent ainsi un terrain où la laïcité et la foi peuvent coexister, non en opposition, mais en synergie, offrant à la communauté une structure malléable mais significative pour se réapproprier ses identités et ses valeurs dans un cadre partagé.
Le risque du repli identitaire et du communautarisme
Néanmoins, un nuage orageux menace. La déconnexion culturelle n’épargne pas la Corse et le retour du religieux se fait parfois avec violence, la tradition religieuse devient un prétexte pour affirmer son identité. Nous avons vu que beaucoup s’engagent dans ces pratiques pour sauver leurs traditions et affirmer leur différence. Cependant, la magie n’opère vraiment que lorsque cet engagement est accompagné d’un croire véritable, permettant aux rituels de nourrir une foi collective. Lorsque l’engagement se limite à une tradition figée, apprise dans les livres et dépourvue de ferveur, les pratiques ne sont plus qu’une illusion où plane le spectre du repli identitaire. En effet, lorsque la tradition religieuse est déconnectée du croire, elle ne véhicule plus les valeurs de solidarité, de cohésion sociale, et de sacré de communion qui sont le cœur battant des religiosités populaires. Les rituels se réduisent alors des actes vides, des formalités accomplies par conformisme ou par pression sociale plutôt que par conviction, où les participants, chutant dans un abime de perte de repères culturels, s’accrochent à des symboles dont ils ne saisissent pas le sens. Les rituels religieux risquent alors de se transformer en divertissement démuni de la profondeur spirituelle qui leur confère leur véritable puissance unificatrice. Dans ce cadre, ils perdent leur capacité à rassembler authentiquement les membres de la communauté, la structure s’en trouve lézardée, affaiblie par une participation en partie superficielle. Les conséquences peuvent être extrêmement néfastes, car cette vision étroite et rigide de l’identité culturelle peut conduire à l’exclusion de ceux qui ne partagent pas les mêmes pratiques, et donc mener à un communautarisme, où les rites religieux, au lieu de rassembler, divisent et montent des murs entre ceux qui « appartiennent » à la tradition et ceux qui en sont perçus comme extérieurs.
Pour que les religiosités populaires restent la clé de la sociabilité et de la cohésion sociale, il est crucial que les participants s’engagent dans les rituels avec une compréhension authentique et une foi vivante. Les rituels ne peuvent réellement jouer leur rôle de lien social que si les participants croient en la valeur spirituelle et communautaire de ces pratiques. En d’autres termes, la tradition religieuse doit être vécue, ressentie et partagée collectivement, et non simplement suivie de manière mécanique.
Vers une laïcité inclusive et dynamique
En conclusion, les religiosités populaires en Corse se démarquent par leur capacité à tisser un lien subtil entre les sphères de l’Église et de l’État, tout en maintenant une continuité fluide entre sacré et profane. Ces pratiques rituelles, telles que les processions, les pèlerinages ou les fêtes patronales, dépassent le cadre strictement religieux pour devenir des vecteurs d’expression culturelle et sociale. Elles favorisent la cohésion en rassemblant croyants et non-croyants autour de valeurs partagées, tout en préservant des traditions vivantes. Ce territoire de médiation entre religion et laïcité ne se limite pas à une simple tolérance ; il constitue un espace où les pratiques collectives façonnent des normes sociales flexibles, capables de s’adapter aux évolutions contemporaines. Ce modèle corse, à la croisée des influences institutionnelles et des aspirations populaires, démontre qu’il est possible de conjuguer identité culturelle, diversité religieuse et laïcité, tout en promouvant une société inclusive, solidaire et ouverte au dialogue.
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Références bibliographiques
Ouvrage :
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- Hervieu-Leger, D. La religion pour mémoire, Paris, Cerf, 1993
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- Lenoir, F. L’odyssée du sacré, Paris, Albin Michel, 2023
- Poli-Mordiconi, Marie Eugénie, and Mauricette Mattioli. Les Confréries de Corse : Une Société Idéale En Méditerranée . Collectivité territoriale de Corse, 2010
- Pont-Humbert, C. Dictionnaire des symboles, des rites et des croyances, Paris, Hachette Littératures, 2003
- Verdoni, D. A settimana santa in Corsica. Albiana. 2003
Article dans un ouvrage collectif :
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- Franzini, A, « L’église de Corse au Moyen Âge » in Corsica Christiana : 2000 Ans de Christianisme : Exposition Du 29 Juin Au 30 Décembre 2001, Corte, Musée de la Corse, 2001
- Le Pape, L, « Des religions sans cultures ? », in Cahiers français : Religions, laïcité(s), démocratie – n°389, Collectif, La Documentation française, 2015.
Article de revue :
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- Durkheim, E. « De la définition des phénomènes religieux », Année Sociologique, n°2, 1897-1898
- Mancini, S. « Le rituel du labyrinthe dans l’idéologie de la mort en Corse ». In:Revue de l’histoire des religions, tome 209, n°1, 1992
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