Le discours laïque au Maroc : un essai de typologie

Résumé

L’individuation et la pluralisation de la société marocaine réinventent profondément le modèle politique en vigueur et reconfigurent de la même manière l’ordre social. Décrit comme un pays figé et conservateur, le Maroc vit une transition silencieuse menée par des forces vives de la société civile. En effet, l’analyse de l’action collective au Maroc s’est beaucoup focalisée sur les acteurs islamiques institutionnalisés (PJD, Al Adl wa al-ihssane ), les acteurs marxistes (Ila al-amam) ou des acteurs hybrides (le Mouvement 20 Février). Notre attention s’attèle sur des nouveaux acteurs qui ont émergé dans l’espace public marocain et se sont positionnés à la « marge » du système politique. Ce choix est également motivé par la nouveauté du discours produit par ces acteurs et l’originalité des ressources mobilisées ainsi que la revendication explicite de la laïcité comme demande sociale. Cette communication actualise en profondeur des travaux de recherche menés depuis 2020 sur l’articulation de la laïcité en terre d’islam, et plus particulièrement le cas du Maroc. La promotion des valeurs de citoyenneté et la convocation des arguments rationnels pour renouveler l’interprétation religieuse sont les traits distinctifs de cette nouvelle scène qui se construit à la fois dans l’espace public et virtuel.

Summary :

The individuation and pluralisation of Moroccan society are profoundly reinventing the existing political model and reconfiguring the social order in the same way. Described as a rigid and conservative country, Morocco is undergoing a silent transition led by the dynamic forces of civil society. Indeed, analysis of collective action in Morocco has largely focused on institutionalised Islamic actors (PJD, Al Adl wa al-ihssane ), Marxist actors (Ila al-amam) or hybrid actors (the 20 February Movement). Our focus is on new actors who have emerged in the Moroccan public arena and positioned themselves on the ‘margins’ of the political system. This choice is also motivated by the novelty of the discourse produced by these actors and the originality of the resources mobilised, as well as the explicit claim to secularism as a social demand. This paper provides an in-depth update of the research carried out since 2020 on the articulation of secularism in Islamic lands, and more specifically the case of Morocco. The promotion of the values of citizenship and the use of rational arguments to renew religious interpretation are the distinctive features of this new scene, which is being constructed in both the public and virtual spheres.

Mots-clés : Discours ; islam ; laïcité ; Maroc ; typologie.

Résumé

Il est une quasi-unanimité intellectuelle que l’Afrique du Nord vit aujourd’hui au rythme de la transition. Pour la qualifier, les éloges ne cessent de pleuvoir sur cette région du monde : L’exception Tunisie ; Jeu du je : imaginaire en jeu, méditerranéen enjeu ; Mohammed VI ou la monarchie visionnaire ; le printemps arabe et l’exception algérienne… Ces productions académiques qui ont pris leur essor après 2011 attestent d’une double attente : celle des chercheurs de vouloir dépasser le paradigme de l’éternel autoritarisme arabe et celle des peuples aspirant à la liberté. L’exception est devenue le maître mot qui fournit la grille de lecture exclusive pour l’analyse d’une région si particulière de par sa culture, son histoire et sa situation géographique. Décrite comme figée et condamnée à vivre sous l’emprise de l’autoritarisme, le Maghreb fait preuve d’un dynamisme sans précédent. Souvent considérées comme solidement ancrées et invincibles, certaines de ces dictatures se sont révélées incapables de résister à une défiance sociale, politique et économique concertée par le peuple.

Nul doute que cette mutation féconde que vit la région est un élément significatif pour actualiser le regard à la fois scientifique et profane sur cette zone. En effet, le Maghreb a démontré un « caractère génital » de résistance vis-à-vis de l’expansion du modèle démocratique. C’est en tout cas le constat des transitologues qui ont travaillé sur cette partie du monde. En effet, des années passées portant au-devant de la scène les vagues de démocratisation soufflées par Samuel Huntington, l’inscription dans « le temps mondial » n’a pas remporté l’adhésion de cette région. Faut-il pour autant demeurer otage de ce moment révolutionnaire ou tenter de comprendre les principaux changements survenus a posteriori ?

Comme son nom l’indique, le Printemps arabe est une saison parmi d’autres, certes lumineuse, mais qui invite à la prudence. Au seuil d’une nouvelle expérience politique, l’une des insuffisances de la recherche sur la région est cette extrême focalisation sur le moment politique fort, celui la chute des régimes politiques (Collapse of regimes), éclipsant la montée en puissance des revendications de types identitaires qui lui sont jumelées. Autrement dit, il y a lieu d’analyser la nouvelle dynamique de la région comme le « thermomètre » d’une nouvelle crise identitaire qui clive le tissu social de la région, tiraillé désormais entre modernistes et conservateurs. Cette polarisation n’est pas nouvelle, mais était refoulée parce que les régimes autoritaires successifs l’ont censurée et empêchée de se manifester. Ce retour du refoulé est donc l’expression de certaines tendances contradictoires qui ont toujours existé au sein de la société et n’ont cessé de structurer les liens entre les différentes composantes.

Pour mieux cerner cette demande identitaire nous partons de l’hypothèse centrée sur le cas du Maroc. Monarchie ancestrale adulée pour sa stabilité politique, le Maroc constitue une singularité dans une région singulière. Pour consolider un État fragile, aux niveaux historique et juridique, légué par la colonisation, et créer et/ou renforcer un sentiment d’appartenance à une nation formée de débris de nationalités, la tradition ou la modernisation ont été les deux options possibles. Oscillant entre ces deux registres, le Maroc a su combiner et s’approprier cette dichotomie dans une formule en phase avec « l’âge néo-libéral »1 C’est la thèse de Béatrice Hibou et Mohamed Tozy selon laquelle le Maroc a toujours connu des traits d’un Etat-nation bien avant le protectorat. Ce dernier, en accélérant la modernisation du pays, n’a pas pu pour autant annihiler l’imaginaire de l’empire. Voir Béatrice Hibou et Mohamed Tozy. Tisser le temps politique au Maroc: imaginaire de l’Etat à l’âge néolibéral, Paris, Karthala Editions, 2020.. Si cette équation en tant que moment privilégié pour la saisie de l’anatomie de l’Etat et de la société est à analyser dans la diversité de ses niveaux de perception (historique, économique, politique, culturel…), ceci n’empêche pas d’opérer au plan méthodologique un processus de réduction en ne retenant que son aspect religieux.

Amarré à l’État, l’islam se conjugue à plusieurs formules politico-religieuses qui attestent du degré d’enchevêtrement entre le sacré et le profane dans cet alliage organique. Depuis la publication du célèbre Commandeur des Croyants de John Waterbury, toute une littérature postcoloniale s’est constituée pour décortiquer la spécificité religieuse du Royaume. Les travaux de Clifford Gertz ont montré que la stratification tribale segmentaire de la société marocaine secrète son propre besoin fonctionnel en matière de demande religieuse et politique, à travers l’image du saint, dont le rôle s’étend au-delà du religieux pour exercer une fonction d’arbitrage sociale et donc politique. Dans ce système, la culture islamique a joué un rôle primordial dans le façonnement du système politique marocain. Si la monarchie démontre une résilience à l’érosion du temps, c’est grâce à une forme particulière de religion populaire, l’islam maraboutique2 Ernest Gellner, « Pouvoir politique et fonction religieuse dans l’Islam marocain », Annales. Histoire, Sciences Sociales, Paris, EHESS, 1970. p. 699-713.. Selon ce paradigme, le monarque est considéré comme un marabout central qui fonde son autorité sur celle des marabouts locaux. Ainsi, la religion en tant que donnée matricielle pour la légitimité du régime politique en place demeure le paramètre essentiel tant dans l’analyse scientifique du Royaume que la compréhension de la dynamique de son espace public. C’est ce dernier qu’il convient d’interroger à la lumière des mutations récentes que connait le pays. L’hypothèse soutenue est que l’espace public marocain connait un « éveil habermassien » porté par des forces laïques nouvelles qui se structurent progressivement.

Etymologiquement, la laïcité est issue du latin laïcus signifiant le peuple, par opposition au Kléros (les clercs). Ancrée dans l’histoire, la laïcité exprime un projet sociétal qui tend à enclencher un processus d’autonomisation de l’individu, sans annihiler son appartenance religieuse à la communauté. Régulatrice, elle aménage la diversité religieuse tout en séparant le pouvoir temporel de la sphère spirituelle. C’est dans cette dialectique que s’inscrit la portée d’un concept à dimension potentiellement contradictoire. Profondément liée à la rationalisation des différents domaines de la vie humaine et leurs soustractions de l’autorité religieuse, la laïcité a trouvé son expression dans la Révolution française de 1789, qui a évolué par la suite vers un « modèle juridique » incarné par la loi du 9 décembre 19053 Pour une discussion plus étayée sur la laïcité en France, nous renvoyons à Philippe Portier, L’État et les religions en France : une sociologie historique de la laïcité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016. .

La réception de la laïcité en terre d’islam s’est faite dans d’autres conditions peu favorables à la séparation du religieux et du politique. Véhiculée dans un premier temps par des chrétiens arabes, elle a vite pris le sens d’une « nouvelle Croisade » venant de l’Occident. Le processus de traduction a renforcé cette dimension hostile à la laïcité. Al Ilmaniya (en lien avec la science à et Almaniya (faisant écho au monde ici-bas) a consolidé dans l’imaginaire arabo-musulman le statut d’un athéisme implicite imprégné du matérialisme et des valeurs humaines trop humaines pour paraphraser Nietzche. Cette méfiance vis-à-vis de la laïcité s’est consolidée avec plusieurs réformes entreprises par les différents régimes du Maghreb et qui ont pris un caractère autoritaire, séculier révolutionnaire au sens gramscien du terme4 La révolution passive se caractérise essentiellement par « la non-participation des masses au mouvement et par un type d’actions qui n’engage que les élites politiques, les partis en tant que groupes dirigeants et les forces qui assurent d’en haut la direction de l’action, en excluant la participation populaire, qu’elles craignent de ne pouvoir contrôler, afin de canaliser le mouvement historique entre des limites déterminées à l’avance et compatibles avec la ligne politique de la classe dirigeante », voir Maria Antonietta Macciocchi, Pour Gramsci, Paris, Éditions du Seuil, 1974, p. 119. au sens gramscien du terme à l’instar de la Turquie et la Tunisie avec un moindre degré. Au Maroc, la circulation des idées laïques est tributaire d’un petit groupe constitué à Fès sous le nom de l’Association de l’Union et du Progrès, un nom qui reflète clairement une admiration pour le mouvement des Jeunes Turcs. Un membre de cette association, l’oncle d’Allal al-Fasi, affirme que cette association a également participé à l’élaboration du projet de constitution publié par Lisan al-maghrib. Les idées qu’Allal al-Fasi attribue au groupe Lisan al-maghrib témoignent d’une forte tendance laïque et d’une grande sympathie pour les mouvements réformistes au Moyen-Orient et en Turquie en particulier. La presse arabe de Tanger et la présence d’un groupe de Moyen-Orientaux au Maroc ont permis à l’élite cultivée marocaine de suivre de près l’actualité du mouvement constitutionnel ottoman5 Mohamed El Mansour, The power of Islam in Morocco, New York, Routledge, 2020, p. 147.. Ce mouvement a fait naître chez un groupe de jeunes Marocains l’espoir que les peuples musulmans pourraient peut-être relever le défi en comptant sur leurs propres capacités pour réformer leur société et repousser la menace de la domination européenne.

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[1] C’est la thèse de Béatrice Hibou...

C’est la thèse de Béatrice Hibou et Mohamed Tozy selon laquelle le Maroc a toujours connu des traits d’un Etat-nation bien avant le protectorat. Ce dernier, en accélérant la modernisation du pays, n’a pas pu pour autant annihiler l’imaginaire de l’empire. Voir Béatrice Hibou et Mohamed Tozy. Tisser le temps politique au Maroc: imaginaire de l'Etat à l'âge néolibéral, Paris, Karthala Editions, 2020.

[2] Ernest Gellner, « Pouvoir...

Ernest Gellner, « Pouvoir politique et fonction religieuse dans l'Islam marocain », Annales. Histoire, Sciences Sociales, Paris, EHESS, 1970. p. 699-713.

[3] Pour une discussion plus étayée...

Pour une discussion plus étayée sur la laïcité en France, nous renvoyons à Philippe Portier, L’État et les religions en France : une sociologie historique de la laïcité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.

[4] La révolution passive se caractérise...

La révolution passive se caractérise essentiellement par « la non-participation des masses au mouvement et par un type d'actions qui n'engage que les élites politiques, les partis en tant que groupes dirigeants et les forces qui assurent d'en haut la direction de l'action, en excluant la participation populaire, qu'elles craignent de ne pouvoir contrôler, afin de canaliser le mouvement historique entre des limites déterminées à l'avance et compatibles avec la ligne politique de la classe dirigeante », voir Maria Antonietta Macciocchi, Pour Gramsci, Paris, Éditions du Seuil, 1974, p. 119.

[5] Mohamed El Mansour, The power of...

Mohamed El Mansour, The power of Islam in Morocco, New York, Routledge, 2020, p. 147.
Après l’indépendance, le discours laïque sera associé aux militants et partis de gauche. Cette sensibilité laïque a trouvé son expression auprès du parti Shura et Istiqlal, où son vice-secrétaire général, Abdelkader Benjelloun (m. 1992), revendiquait ouvertement dans la presse française que le parti était progressiste et laïque. Au sein de ce parti, Mohammed Hassan Ouazzani (1910-1978), formé à l’Institut d’études politiques de Paris en 1927, a pris le contrepoids du paradigme salafiste qui saturait l’horizon du pouvoir marocain, représenté par Allal al-Fassi (1910-1974).

 

Durant les années 1990, les laïcs marocains étaient identifiés à la gauche politique, bien que beaucoup aient viré vers le libéralisme après l’effondrement du socialisme d’État en Europe de l’Est au début des années 1990. Les libéraux, quant à eux, ont été parrainés par la monarchie depuis les années 1960 pour servir de contrepoids à la gauche. Cependant, ils ne sont fermement « libéraux » que sur les questions économiques, tels que la protection des droits de propriété et de l’entreprise privée, tandis que leurs engagements en faveur des libertés civiles et de la démocratie trouvent leurs limites dans leur déférence envers le Palais. Ce combat pour autant n’a pas débouché sur la formalisation d’une demande affichée et assumée de la laïcité. L’objectif de cette contribution est de s’intéresser aux « nouveaux acteurs » qui revendiquent ouvertement la laïcité et investissent de nouveaux espaces pour inscrire cette demande au cœur de leur agenda.

 

1. Les « nouveaux mouvements sociaux »

 

En 2009, un groupe de jeunes marocains s’est donné rendez-vous pour un pique-nique non loin de la ville de Casablanca. Evénement « banal », il est pour autant fondateur d’un collectif dont l’action perdure. La particularité de cette réunion est qu’elle advient en plein mois sacré du ramadan. Pour les six activistes qui se sont rencontrés, cette action symbolique visait à créer un espace de débats pacifique, entre jeuneurs et « déjeuneurs », sur la portée de l’article 221 du Code pénal marocain6 Selon cet article, « celui qui, notoirement connu pour son appartenance à la religion musulmane, rompt ostensiblement le jeûne dans un lieu public pendant le temps du Ramadan, sans motif admis par cette religion, est puni de l’emprisonnement d’un à six mois et d’une amende de 12 à 120 dirhams ».. Adopté dans les années 1960, dans un contexte de rétrécissement du champ politico-religieux, cet article répond selon les autorités à un « souci de préservation de la composante religieuse de l’ordre public »7 Mohieddine Amzazi, Essai sur le système pénal marocain, Rabat, Centre Jacques-Berque, 2013, p. 9..

 

Contre cette lecture « sécuritaire » qui préserve la conscience collective de toute dépravation de type moral où les préceptes religieux seraient touchés par une influence étrangère, le collectif MALI (Mouvement alternatif pour les libertés individuelles) réclame la non-ingérence de l’Etat dans les libertés individuelles à travers son arsenal juridique. Le collectif se veut avant tout le déploiement d’un espace de militantisme citoyen, à partir duquel les participants se rassemblent pour défendre des valeurs et constituer un acte de résistance. Se situant à la marge du système politique, MALI est un collectif « dissident », dans la mesure où son action est animée par « sa volonté frontale de rupture avec le système en place, une volonté citoyenne supra partisane, d’abord éthique, dont l’arme essentielle était fondée sur la lutte pour le respect de valeurs universelles et non de valeurs partisanes »8 Pierre Robert Baduel, Un temps insurrectionnel pas comme les autres : La chute de Ben Ali et les printemps arabes, CNRS, Paris, 2018, p. 93.. Acronyme Janus, « Mali » est une interrogation originaire du dialecte marocain signifiant « Qu’ai-je fait ? » ou encore « Qu’est-ce que tu me reproches ? ».

 

En se définissant comme « un mouvement de désobéissance civile universaliste, féministe et laïque », le MALI est un idéal-type de la théorie des NMS (Nouveaux Mouvements Sociaux). En agissant au nom d’une défense identitaire distante vis-à-vis des formes traditionnelles et des structures partisanes9 Alain Touraine, Un nouveau paradigme. Pour comprendre le monde d’aujourd’hui, Paris, Fayard, 2005., le collectif MALI prône une méthode de travail horizontale qui ne reconnait pas le leadership et fait place aux débats entre sympathisants sur les réseaux sociaux. C’est un forum d’idées, une agora virtuelle où l’échange constitue la clé de voute à l’action. Composé de sympathisants d’origine urbaine et disposant d’un capital culturel universitaire, le collectif incarne les revendications qu’il entend défendre. Ses sympathisants sont majoritairement issus de filières en sciences humaines et sociales et résident dans le « centre ». Il est co-fondé par Btissam Lachger (Betty) et Zineb El Rhazoui en 2009. Betty est originaire de Rabat. Elle avait suivi un cursus psychologie clinique, criminologie et victimologie à Paris. Le croisement des deux villes couplées à un environnement familial laïque a beaucoup contribué à sa socialisation. Elle décrit une famille où la religion « relevait d’une affaire personnelle. J’ai d’ailleurs été à l’école française puis au lycée français. C’était un choix de mes parents en raison de la laïcité justement ». Zineb El Rhazoui est journaliste issue de l’enseignement public et parfaitement bilingue. Celle, qui a refait surface après les attaques du journal satirique Charlie Hebdo, a été chargé de cours dans l’école française de l’Egypte et préparait un mémoire en sociologie des religions à l’EHESS de Paris. C’est aussi au sein de cette ville que se déroule une rencontre hasardeuse mais fructueuse, donnant naissance au collectif.

 

Dans le même registre se place le collectif « Hors la loi ». Fondé en 2019, ce collectif est né à la suite d’un manifeste10 Pierre Bras « Le Collectif 490 des Hors-la-loi du Maroc reçoit le prix Simone-de-Beauvoir pour la liberté des femmes 2020 », L’Homme & la Société, vol. 209, no. 1, 2019, pp. 9-12. rendu public signé par 90 hommes et femmes contre l’article 490 du Code pénal11 Cet article punit « d’emprisonnement d’un mois à un an toutes personnes de sexe différent qui, n’étant pas unies par les liens du mariage, ont entre elles des relations sexuelles ».. Hétérogène dans sa composition, le collectif « Hors la Loi » considère que cet article institue un système d’inquisition en instaurant une justice des mœurs. Il paraît aussi vouloir ôter à l’individu (homme ou femme) toute chance de décider de ses propres pulsions, désirs et plaisirs charnels. L’individu est réduit à suivre les injonctions de l’Etat comme c’est le cas dans la logique hégélienne. En effet, les militants du collectif revendiquent particulièrement un certain paralogisme identitaire entre les textes et la réalité : « Ces dispositions sont toutefois contre-productives, car il est de notoriété publique que les relations sexuelles avant le mariage et hors mariage sont courantes. Sur ce plan la triche et l’hypocrisie sont quasiment la règle. Visiblement tout le monde semble s’en accommoder »12 Entretien avec une militante du collectif Hors La Loi, Casablanca, 7 mars 2022., nous confie une militante. Le collectif réclame la cohérence de la législation marocaine, citant à titre d’exemple l’article 18 de la DUDH, qui dispose explicitement que « toute personne a droit la liberté de pensée, de conscience et de religion : ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites », et la ratification par le Royaume en 1977 du pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966, dont l’article 18 consacre la liberté de conscience.

 

Ce qui caractérise particulièrement le collectif Hors la loi est son inscription dans le temps mondial en mobilisant le « hashtag » comme outil protestataire. Ce marqueur numérique, à la différence par exemple du tweet limité par la longueur des caractères, s’avère un moyen fluide, simple et rapide pour se rallier à une cause propre à une communauté13 Oren Tsur, Ari Rappoport, « What’s in a hashtag?: Content based prediction of the spread of ideas in microblogging communities » dans Proceedings of the 5th ACM international conference on Web search and data mining, Seattle, ACM, 2012, p. 647. Cette universalisation d’une cause locale est l’un des traits marquants de ces NMS. Tout en territorialisant sa revendication au sein du Maroc, le collectif Hors la loi est le prolongement d’une vague mondiale de l’émancipation féminisme relayé par le mouvement #Metoo : « Ce mouvement nous a beaucoup influencés. Le courage de ses membres et le succès de ses demandes inspirent le collectif pour faire vivre son combat au quotidien »14 Entretien avec une militante du collectif Hors La Loi, Casablanca, 7 mars 2022.. En effet, le recours aux hashtags favorise la diffusion massive, collective et sporadique d’une cause politique ou sociale. Ce produit des réseaux sociaux fédère en peu de temps les militants partout au monde en universalisant leurs doléances et permet une coordination plus efficace des discussions.

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[6] Selon cet article, « celui qui...

Selon cet article, « celui qui, notoirement connu pour son appartenance à la religion musulmane, rompt ostensiblement le jeûne dans un lieu public pendant le temps du Ramadan, sans motif admis par cette religion, est puni de l'emprisonnement d'un à six mois et d'une amende de 12 à 120 dirhams ».

[7] Mohieddine Amzazi, Essai sur le...

Mohieddine Amzazi, Essai sur le système pénal marocain, Rabat, Centre Jacques-Berque, 2013, p. 9.

[8] Pierre Robert Baduel, Un temps...

Pierre Robert Baduel, Un temps insurrectionnel pas comme les autres : La chute de Ben Ali et les printemps arabes, CNRS, Paris, 2018, p. 93.

[9] Alain Touraine, Un nouveau...

Alain Touraine, Un nouveau paradigme. Pour comprendre le monde d’aujourd’hui, Paris, Fayard, 2005.

[10] Pierre Bras « Le Collectif 490 des...

Pierre Bras « Le Collectif 490 des Hors-la-loi du Maroc reçoit le prix Simone-de-Beauvoir pour la liberté des femmes 2020 », L'Homme & la Société, vol. 209, no. 1, 2019, pp. 9-12.

[11] Cet article punit « d'emprisonnement...

Cet article punit « d'emprisonnement d'un mois à un an toutes personnes de sexe différent qui, n'étant pas unies par les liens du mariage, ont entre elles des relations sexuelles ».

[12] Entretien avec une militante du...

Entretien avec une militante du collectif Hors La Loi, Casablanca, 7 mars 2022.

[13] Oren Tsur, Ari Rappoport, « What’s...

Oren Tsur, Ari Rappoport, « What’s in a hashtag?: Content based prediction of the spread of ideas in microblogging communities » dans Proceedings of the 5th ACM international conference on Web search and data mining, Seattle, ACM, 2012, p. 647

[14] Entretien avec une militante du...

Entretien avec une militante du collectif Hors La Loi, Casablanca, 7 mars 2022.
Le hashtag joue donc un rôle performatif dans le façonnement matériel de la publication du débat. On peut se référer notamment à l’hashtag #FreeHajar15 Le 31 août 2019, la journaliste marocaine Hajar Raissouni âgée de 28 ans, proche de l’idéologue islamiste Ahmed Raissouni, a été arrêtée à Rabat pour « avortement illégal et consommation de relations sexuelles hors mariage » et condamnée a un an d’emprisonnement ainsi que son fiancé et son gynécologue, qui a écopé une peine de prison de deux ans qui a permis au collectif de se positionner sur le terrain des libertés individuelles. En plaidant en faveur de la liberté de Hajar Raissouni mais aussi de son « corps », le collectif vise à travers cet hashtag à transposer le débat autour de l’avortement vers l’espace public et en fait par conséquent un objet de débat politique, en s’attaquant au consensus tacite dominant. Ensuite, le hashtag symbolise le recours à un moyen pacifique qui permet au collectif de se démarquer de la violence.

 

2. Des acteurs « a-typiques » : salafisme repenti et post-islamisme

 

En avril 2017, un ouvrage collectif dirigé par la psychologue Siham Benchekroun réunit plusieurs chercheurs autour de la question de l’égalité successorale en islam. Mis à part les contributeurs classiques (chercheurs, activistes, sociologues, etc.), le chapitre rédigé par un salafiste peut intriguer le lecteur. On peut supposer dans un premier temps que sa contribution répond à un souci de démocratisation du débat. Il s’agit donc de donner la plume à des voix opposées et critiques vis-à-vis de l’égalité successorale. Cette conclusion hâtive invite à la prudence. Elle contredit les stéréotypes que véhiculent les biais d’une analyse superficielle et la mutation de cet ex-salafiste, en l’occurrence Abou Hafs de son vrai nom Mohamed Abdelwahhab Rafiki. Né à Casablanca en 1974, Abou Hafs apprend le Coran très jeune et s’initie en théologie grâce à des cheikhs bien connus à Casablanca, comme Muhammad Zuhal et Qadi Burhoun. Il déménage à Fès où il étudie la science du Tajweed. Après l’obtention de son baccalauréat à Casablanca, il suit un parcours en sciences expérimentales pendant un an à la faculté des Sciences et rejoint l’université islamique de Médine où il décroche une licence en science islamique, suivie d’une maîtrise à la faculté des Arts de Fès. Oscillant entre une formation traditionnelle en sciences religieuses et une formation moderne, il appartient à une nouvelle génération du salafisme : « une espèce hybride qui émerge dans l’espace liminal entre idées et pensées modernes et traditionalistes »16 Noor.Farish, New voices of Islam, Leiden, ISIM, 2002, p. 20..

 

L’analyse des idées post-salafistes d’Abou Hafs atteste d’une volonté de s’insérer dans un système de raisonnement moderne qui rationalise le discours religieux. L’alliance avec la modernité passe par la rationalisation du discours religieux et la rupture avec l’hétéronomie salafiste. Loin d’être une application rigide et aveugle de la religion musulmane, il recommande que le changement puisse s’inspirer de certaines données de la civilisation moderne dans le respect de la religion musulmane. Ce faisant, il s’émancipe de l’empire des conceptions et des pratiques que ses ancêtres lui ont transmises, y compris celles qui découlent de la religion conçue comme un cadre d’interprétation des phénomènes naturels et comme source de normes morales. Il s’agit de rationaliser la cause islamique en convoquant des références libérales et en récusant l’alignement sur le modèle salafiste littéral.

 

En défendant l’élargissement des libertés individuelles, Abou Hafs défend un modèle de liberté « capable de générer une conception plus généreuse des sphères de la valeur au sein desquelles les individus sont libres de choisir par eux-mêmes »17 Richard Dworkin, Is democracy possible here? principles for a new political debate, Princeton, Princeton University Press, 2006.p. 61.. Cette conception se matérialise dans l’analyse que se fait l’acteur de la question de l’héritage en islam. Pour Abou Hafs, la mutation de la condition féminine au Maroc qui touche tous les secteurs (culturels, éducatifs, sportifs …) s’opère principalement en opposition avec le modèle patriarcal. Le changement social corolaire d’une transition démographique avec le passage à l’ère de la famille nucléaire est une réalité qui modifie en profondeur la structure de la société marocaine. Or, changement souhaitable, il s’avère que la complexité de ce sujet provient de l’immuabilité de la règle coranique et sa sacralité. Dans sa contribution18 Mohamed Abdelouahawab Rafiki, « L’islam : une révolution pour instaurer l’égalité entre l’homme et la femme », in L’héritage des femmes : réflexions pluridisciplinaires sur l’héritage au Maroc, Siham Benchekroun (dir), Rabat, Empreintes Editions, 2017, pp. 57-70., il rappelle historiquement les vertus de l’ijtihad, articulé autour de deux principes : la finalité, selon laquelle Dieu en créant la révélation, veut promouvoir le bien-être humain, et l’interprétation éclectique qui exhorte le juriste, dans certaines circonstances, à aller au-delà des préceptes de l’école juridique à laquelle il appartient19 Mohamed Ben Hammed, Histoire des idées politiques depuis le XIXe siècle : Occident, monde arabo-musulman, La Manouba, Centre de publication universitaire, 2010, p. 94.. Après un exposé sur les différents versets qui inscrivent l’égalité au cœur de l’islam, l’auteur s’attaque particulièrement au statut des agnats. Associé traditionnellement avec le pouvoir masculin et la notion de la qiwama, Abou Hafs estime que l’accès féminin au marché professionnel redéfinit les relations conjugales. Ainsi, il préconise trois recommandations : le nécessaire aggiornamento de la priorité accordée aux agnats, même éloignés, au détriment des proches utérins du défunt, la révision de la limitation de la catégorie des agnats aux personnes de sexe masculin et la réinterprétation de l’association des sœurs aux filles dans l’héritage20 À titre d’exemple, le verset 176 de la sourate 4 énonçant que « Si quelqu’un meurt sans laisser d’enfants, mais seulement une sœur, la moitié de sa succession reviendra à celle-ci » est mal interprété selon Abou Hafs. La doxa fiqhiste assimile « l’enfant » au « garçon » ce qui vide le verset de son contenu égalitaire. M. A. Rafiki, op.cit, p. 69..  Ces deux exemples significatifs de pratiques tirées d’une nouvelle lecture du texte religieux remettent en jeu les articulations profondes de l’épistémè traditionnelle dans ses aspects aussi bien socioculturels, juridiques que politiques. Pour Abou Hafs, l’application littérale de la Charia est devenue actuellement inconcevable, caduque et relève de l’ordre de l’impensable aujourd’hui.

 

Dans le prolongement de son engagement public et de sa volonté de prémunir les jeunes contre toute instrumentalisation religieuse, Abou Hafs crée en 2017 le think tank Mizan pour les études, la médiation et l’information. On peut lire dans la description de son portail que ce nouvel organe de réflexion est une plateforme médiatique pour lutter contre l’extrémisme et le terrorisme en collaboration avec des experts spécialistes du champ religieux. La création de ce centre de réflexion s’inscrit dans la continuité du processus de conversion de l’acteur qui tend, en instituant ses convictions, à se démarquer dans le paysage politico-médiatique comme une nouvelle figure de la lutte contre le terrorisme. Cette nouvelle labélisation rationalise désormais le réservoir normatif de l’acteur qui, en prolongeant les efforts du Royaume chérifien en matière de lutte contre l’extrémisme, rompt avec l’imaginaire transnational de l’utopie sunnite et circonscrit sa réflexion au sein du Maroc. Cette territorialisation de la conversion intra-religieuse postule une prise en conscience sérieuse de la menace terroriste et de son risque de plus en plus croissant.  Le think tank collabore avec des spécialistes et des universitaires pour appréhender un phénomène complexe. Cette reconnaissance du rôle primordial des sciences sociales est une donnée importante dans la conversion de l’acteur. Elle décloisonne le monde clos du salafisme jihadiste édifié autour de la tonalité exclusive de la jahiliya de Sayed Qutb qui opère une distinction binaire entre la société authentiquement musulmane et la société jahilite, qui créerait un islam à sa mesure, autre que celui que fixa le seigneur et qu’explique son Envoyé, et qui serait nommé par exemple l’islam évolué. La collaboration avec les acteurs de la société civile atténue l’effet d’un concept supra historique qui a longtemps structuré la morale d’Abou Hafs. Ainsi, le think tank se veut également un forum commun pour les décideurs politiques et les universitaires afin de partager des informations et de l’expertise par le biais de documents, de rapports et de publications universitaires. Cette collaboration réunit toutes les composantes autour d’un projet commun, celui de verrouiller les espaces de l’extrémisme et promouvoir les vertus de la citoyenneté et de la modération. Le recours aux sciences sociales vise à comprendre les ressorts de l’idéologie extrémiste au-delà de la seule motivation théologique et renouveler la compréhension du religieux dans une optique multidisciplinaire.

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[15] Le 31 août 2019, la journaliste...

WAM. 17 janvier 2008. Citizens from 200 countries live and co-exist peacefully in UAE.

[16] Noor.Farish, New voices of Islam...

Noor.Farish, New voices of Islam, Leiden, ISIM, 2002, p. 20.

[17] Richard Dworkin, Is democracy...

Richard Dworkin, Is democracy possible here? principles for a new political debate, Princeton, Princeton University Press, 2006.p. 61.

[18] Mohamed Abdelouahawab Rafiki...

Mohamed Abdelouahawab Rafiki, « L’islam : une révolution pour instaurer l’égalité entre l’homme et la femme », in L'héritage des femmes : réflexions pluridisciplinaires sur l'héritage au Maroc, Siham Benchekroun (dir), Rabat, Empreintes Editions, 2017, pp. 57-70.

[19] Mohamed Ben Hammed, Histoire des...

Mohamed Ben Hammed, Histoire des idées politiques depuis le XIXe siècle : Occident, monde arabo-musulman, La Manouba, Centre de publication universitaire, 2010, p. 94.

[20] À titre d’exemple, le verset 176 de la...

À titre d’exemple, le verset 176 de la sourate 4 énonçant que « Si quelqu’un meurt sans laisser d’enfants, mais seulement une sœur, la moitié de sa succession reviendra à celle-ci » est mal interprété selon Abou Hafs. La doxa fiqhiste assimile « l’enfant » au « garçon » ce qui vide le verset de son contenu égalitaire. M. A. Rafiki, op.cit, p. 69.
Cette rupture avec la doxa religieuse s’observe également au niveau institutionnel avec le cas du PJD (Parti de la justice et du développement). Parti politique d’obédience islamique, cette formation partisane a opéré à son tour sa conversion à la « modernité politique ». L’exercice du pouvoir politique contraint les acteurs à se distancier vis-à-vis des fondamentaux de l’islam politique (la charia, la jahiliya.. ) en « modérant leurs positions quant à la démocratie, le système économique et le rôle politique de l’islam »21 Suveyda Karakaya, Kadir Yildrim, « Islamist Moderation in perspective: comparative analysis of the moderation of islamist and Western Communist Parties », Democratization, vol 20, 2013. . En observant de près les nouvelles positions adoptées par le PJD, nous pouvons en conclure que les islamistes marocains au pouvoir tentent d’adopter une logique de modernisation tout en restant attachés à l’éthique islamique, dont le Coran et la Sunna constituent la source primaire. Que ce soit dans le domaine artistique, culturel ou politique, le PJD se montre de plus en plus flexible en atténuant la charge de ses positions dogmatiques. Cette mutation s’articule autour de la souplesse intellectuelle des islamistes, l’acceptation de la différenciation du religieux et du politique et la renonciation à l’ambition hégémonique. En relativisant la vision théologique du monde, les islamistes inscrivent le spirituel dans le temporel et la politique dans la temporalité. Ils reconnaissent que la religion et la foi musulmanes peuvent faire l’objet d’une critique scientifique légitimée par la raison. Focalisée sur l’avenir, l’attitude nouvellement adoptée consiste à réfuter le modèle passéiste, fondé sur l’attachement religieux et la vénération sans limite de l’héritage du passé, au profit d’un modèle moderniste qui s’incarne dans une volonté résolue d’inscrire la pensée et l’action à la fois, dans la perspective du changement et du progrès22 Chihab Mohammed Himeur, Le paradoxe de l’islamisation et de la sécularisation dans le Maroc contemporain, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 132..

 

3. Laïcité et identité nationale

 

Cette inflexion idéologique tient compte également d’une société civile déterminée à faire barrage à l’islam politique. L’un des principaux représentants de cette tendance est le penseur et militant berbère Ahmed Assid. En effet, l’expérience du parti d’obédience islamiste PJD au pouvoir a nourri la crainte d’une islamisation de la société, accélérant la formation de contre-pouvoirs, notamment après la fragilisation des formes classiques du militantisme (partis politiques, syndicats, etc.). Pour l’activiste berbère, « les islamistes ont montré qu’ils prenaient la forme de la démocratie, mais qu’ils en rejetaient le contenu. Ils semblent en effet réduire la démocratie et la modernité à une bonne organisation et au recours aux nouvelles technologies. Mais alors, à quoi bon si c’est pour servir des valeurs non-démocratiques ? Je pense notamment aux positions du PJD à l’égard de la parité ou des libertés »23 Ahmed Assid cité par Hassan Zouaoui, « L’appropriation politique de la religion : obstacle à la démocratisation des régimes politiques arabo-islamiques ? », Oxford, African Journal of Political Sciences, Vol. 6, n °1, 2017..

 

Ce qui caractérise surtout l’engagement d’Ahmed Assid est son souci de « contextualiser » la laïcité en contexte marocain : « La laïcité est une donnée inhérente de la réalité marocaine. Quand vous observez l’histoire des amazighs au Maroc, beaucoup de tribus refusaient d’appliquer la charia comme couper la main aux voleurs par exemple »24 Ahmed Assid, « La laïcité contre l’instrumentalisation de la religion pour des raisons politiques », in Destin de la laïcité dans le monde arabe, Achref Abdelkader (dir.), Casablanca, Al Ahdhat al-maghiribya, 2009, p 149.. En effet, Assid refuse de considérer la laïcité comme un produit exporté, une greffe occidentale. Il estime que la réalité marocaine a toujours été séculière dans son fonctionnement. Cette conclusion le conduit à souligner les dangers de l’islamisme au pouvoir, celui de dénaturer les mœurs du pays. Pour lui, on assiste aujourd’hui à une régression de la raison dans l’espace public. Ce dernier est dominé par une tradition islamique wahhabite qui reproduit la continuité d’un imaginaire monocentrique, structuré autour d’un habitus conservateur qui cantonne les libertés individuelles dans les limites de l’espace privé. L’assignation religieuse et confessionnelle communément admise prive se faisant l’acteur social d’une autodétermination identitaire et culturelle. Cette territorialisation de la lutte et le refus du désenclavement est central dans la pensée d’Ahmed Assid. Elle lui permet également de parer aux arguments l’accusant de travailler pour le compte d’un « agenda extérieur ».

 

En ancrant sa lutte au sein de la réalité marocaine, cet intellectuel cherche à réinventer le pacte social marocain. A la théocratie chère aux islamistes, Assid oppose un modèle proche de l’Etat civil qui permet une cohabitation des différentes sensibilités du pays. En effet, l’Etat civil répond à cette double exigence à ce que les acteurs religieux, aussi bien les institutions religieuses que les croyants, ne mettent pas en avant d’arguments basés sur la foi, tels que « l’affirmation selon laquelle « Dieu seul, et non pas l’homme, peut faire des lois » dans le but de contester aux représentants élus démocratiquement le droit de légiférer et de gouverner. En d’autres termes, ils doivent respecter la constitution. En contrepartie, l’Etat doit se montrer tolérant envers les citoyens « croyants », c’est-à-dire tout simplement respecter leurs droits. Cette tolérance mutuelle conduit inéluctablement selon le politologue Alfred Stepan à atteindre un certain équilibre favorisant dès lors la transition démocratique25 Alfred Stepan, « Tunisia’s Transition and the Twin Tolerations », Journal of Democracy, Vol 23, n° 2, 2012, p. 89‑103..

 

Conclusion

 

Refusant de céder à un paradigme essentialiste qui fige l’Afrique du nord dans l’immobilisme, cette contribution prend le Maroc comme un cas significatif d’une transition silencieuse, latente et progressive. Bien que le pays ait démontré une grande résilience face aux événements du printemps arabe, sa société civile continue de militer en faveur de la laïcité. D’un modèle passif qui cantonne les acteurs à la sphère privée, la société civile marocaine s’inscrit dans un modèle actif où le militantisme va de pair avec une volonté de changer la société. En paraphrasant Remy Leveau26 Remy Leveau, Le fellah marocain, défenseur du trône, Paris, Les Presses de Sciences Po, 1985., on peut dire que la société civile est aujourd’hui le nouveau défenseur de la laïcité. La promotion des valeurs de citoyenneté et la convocation des arguments rationnels pour renouveler l’interprétation religieuse sont les traits distinctifs de cette nouvelle qui se construit à la fois dans l’espace public et virtuel.

 

Mots clés : activisme, laïcité, Maroc, politique, islam

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[21] Suveyda Karakaya, Kadir Yildrim...

Suveyda Karakaya, Kadir Yildrim, « Islamist Moderation in perspective: comparative analysis of the moderation of islamist and Western Communist Parties », Democratization, vol 20, 2013.

[22] Chihab Mohammed Himeur, Le...

Chihab Mohammed Himeur, Le paradoxe de l’islamisation et de la sécularisation dans le Maroc contemporain, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 132.

[23] Ahmed Assid cité par Hassan...

Ahmed Assid cité par Hassan Zouaoui, « L’appropriation politique de la religion : obstacle à la démocratisation des régimes politiques arabo-islamiques ? », Oxford, African Journal of Political Sciences, Vol. 6, n °1, 2017.

[24] Ahmed Assid, « La laïcité contre...

Ahmed Assid, « La laïcité contre l’instrumentalisation de la religion pour des raisons politiques », in Destin de la laïcité dans le monde arabe, Achref Abdelkader (dir.), Casablanca, Al Ahdhat al-maghiribya, 2009, p 149.

[25] Alfred Stepan, « Tunisia’s Transition...

Alfred Stepan, « Tunisia’s Transition and the Twin Tolerations », Journal of Democracy, Vol 23, n° 2, 2012, p. 89‑103.

[26] Remy Leveau, Le fellah marocain...

Remy Leveau, Le fellah marocain, défenseur du trône, Paris, Les Presses de Sciences Po, 1985.
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