Il y a quelques mois, l’historien et homme politique Ange Rovere adressait une lettre publique au cardinal François Bustillo, évêque de Corse. Il lui reprochait d’une part de s’être exprimé au sujet d’une éventuelle autonomie de l’île et d’autre part d’avoir utilisé l’expression « laïcité corse ».
Nous nous pencherons ici sur ce dernier point : est-il légitime ou non de parler d’une « laïcité corse » ?
Il est peu contestable que les peuples répondent différemment, en fonction de leur histoire propre, aux grandes problématiques inhérentes à la vie en société : la forme du régime politique, le système éducatif, les affaires extérieures ou encore – ce qui nous intéresse plus particulièrement dans le cadre de ce colloque – le rapport aux religions. On ne peut aborder ce dernier domaine sans évoquer les différentes formes de laïcité existantes, lesquelles doivent beaucoup aux débats qui marquèrent l’âge des Lumières. Or les Lumières ne furent pas toutes identiques, même si les auteurs emblématiques des différents pays étaient alors en relation. Il a été observé par exemple que les Lumières italiennes furent moins antireligieuses que les françaises.
Lumières et laïcité, en Italie et en France
Évoquant l’Italie, l’historien Paul Hazard, professeur à la Sorbonne et au Collège de France, observait :
« On voit chez elle peu d’esprits absolus, et on y chercherait en vain l’équivalent du baron d’Holbach, elle n’éprouve pas le besoin d’abolir sa religion ancestrale, soit à cause d’un scepticisme modéré qui la protège contre les excès, fût-ce celui de l’incroyance, soit parce qu’elle se contente de remédier aux abus de l’administration ecclésiastique, sans la confondre avec l’essence de la foi ».
Aussi, la laïcité italienne se limite-t-elle aujourd’hui encore à la séparation entre l’ordre politique et l’ordre ecclésial, ainsi qu’à assurer la liberté de conscience et de culte, sans volonté d’éjecter le fait religieux de la société. Si, dans une décision du 12 avril 1989, la Cour constitutionnelle italienne a formellement reconnu le principe de laïcité, le Conseil d’État a refusé de faire retirer les crucifix des salles de classe, et le 18 mars 2011 la Cour européenne des droits de l’homme lui a donné raison. Mais la justice italienne est allée plus loin :
Le Conseil juge aussi qu’en Italie la croix est considérée comme apte à véhiculer les valeurs constitutionnelles de la tolérance : le respect mutuel, la dignité humaine, la liberté personnelle, l’autonomie de la conscience morale de l’autorité, la solidarité et le rejet de toutes les formes de discrimination, d’une façon symbolique qui est aussi adéquate du point de vue laïque. De ce point de vue, la croix n’est pas seulement un objet religieux, mais un objet « républicain » !
La laïcité française, en revanche, trouve son origine dans des Lumières dominées par un fort anticléricalisme. Aujourd’hui, ses défenseurs la présentent volontiers comme une « laïcité de combat ». Les chercheurs américains Will McCants et Chris Meserole, de la Brookings Institution, la qualifient pour leur part de « laïcité virulente », estimant même qu’elle a pour conséquence paradoxale de favoriser le développement du djihadisme. Comme on le voit, le modèle français ne fait pas l’unanimité. Il est d’ailleurs parfois contesté en France même. Nous y reviendrons.
Et la Corse dans tout cela ? Au moment des Lumières, elle était dans le monde culturel italien. Passée sous domination française au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, le droit français s’y applique depuis. Mais, dans les faits, les pratiques sont souvent différentes de celles prescrites par la forme de laïcité présente dans l’hexagone.
Les révolutions de Corse au temps de « l’Illuminismo » italien
En 1729 débutait un soulèvement corse contre Gênes, la puissance dominante de l’époque. Le conflit se déroulant au sein du monde catholique, son enjeu était purement séculier. Pourtant, le débat théologique n’en était pas absent. En effet, l’Europe était alors encore largement soumise à la théorie du droit divin : se révolter contre le prince équivalait à se rebeller contre Dieu, même dans les cas où, comme en l’espèce, le prince se trouvait être une république. Les Corses, pour justifier leur insurrection contre Gênes, durent faire appel aux notions théorisées par Thomas d’Aquin et sa postérité – notamment Francisco Suárez –, accusant les Génois d’être « tyrans d’usurpation » mais aussi et surtout « tyrans d’exercice ». Toutefois, et il s’agit ici d’un point essentiel, les théologiens corses réunis en consulte à Orezza en mars 1731 prolongeront – ou plutôt transformeront – la doctrine thomiste, pour ouvrir une voie nouvelle, résolument moderne. Jusqu’alors, l’exception tyrannique justifiant la révolte contre un prince devenu tyran d’exercice se fondait toujours sur des considérations religieuses. Ici, au contraire, les arguments des théologiens concerneront le comportement séculier de la Sérénissime République de Gênes (politique judiciaire, fiscale, éducative, etc.). Pour la première fois dans l’histoire, les griefs invoqués sont laïcs. Comme l’écrivent Evelyne Luciani et Dominique Taddei, cet argumentaire constitue « la première esquisse du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Formellement, l’argumentation des insurgés corses est présentée comme théologique. En réalité, elle relève d’une philosophie politique nouvelle, profondément laïque. Sur le plan de l’histoire des idées, il s’agit là d’un aspect important de la contribution corse. Mais conformément à l’esprit des Lumières italiennes – beaucoup moins anticléricales que les françaises – cette avancée vers la laïcité se faisait sans volonté de rupture radicale avec la religion des Corses. Au reste, Paoli n’avait-il pas demandé au pape l’envoi d’un visiteur apostolique, et réaffirmé avec force l’attachement de la nation à l’Église ?
« …nostra santa madre, la cattolica romana Chiesa, nel grembo della quale noi ci preggiamo di vivere. » (…notre sainte Mère, l’Église catholique romaine, dans le giron de laquelle nous avons l’honneur de vivre.)