Les aléas de la politique extérieure britannique

Pourquoi le gouvernement britannique n’est-il pas intervenu pour empêcher les Français, ces ennemis de toujours, d’envahir la Corse ? Puis, durant l’exil de celui-ci en Grande-Bretagne, pourquoi n’a-t-il pas donné suite aux sollicitations de Pasquale Paoli ?

La réponse est complexe et reflète les divisions qui minent le gouvernement britannique. Les dirigeants s’interrogent en effet sur l’intérêt stratégique et commercial réel que représente la Corse – et tous, sur ces deux points, ne font pas la même analyse.

Car si la défense de la liberté est un enjeu important qu’il ne faut pas sous-estimer, la Grande-Bretagne n’en est pas moins pragmatique ; et James Boswell, tout comme Pasquale Paoli, a toujours pris soin de souligner les avantages que l’île représentait sous ces deux aspects pour tenter de convaincre les politiques. La liberté, à cette aune, est un prétexte pour les visées commerciales des Anglais[4].

D’un point de vue plus général, le principal motif de non-intervention relève en fait de l’orientation retenue en matière de politique extérieure… et des contraintes financières que cette orientation impose. La Grande-Bretagne s’est appauvrie et endettée au cours des guerres qui ont ponctué le XVIIIe siècle, notamment la guerre de Sept ans, et dans l’ensemble, ses dirigeants aspirent à la paix : rares sont ceux qui acceptent le risque d’entrer de nouveau en guerre contre la France. Plus globalement, le pays qui jusqu’en 1763 se focalisait sur l’Europe, bascule maintenant du côté de l’Amérique qui ne va pas tarder à secouer le joug : la Grande-Bretagne se refuse à perdre ses colonies – et celle-là moins que tout autre.

Cette politique de non-intervention entraînera néanmoins la chute du ministère Grafton en 1770.

Dans les années 1780, avec l’Amérique qui a gagné son indépendance, et, en Méditerranée, la perte de Minorque alors que la base navale de Toulon est aux mains des Français, la situation semble à nouveau favorable pour que la Grande-Bretagne se soucie de la Corse. Mais si elle recentre bien sa politique étrangère sur l’Europe, elle ne franchit pas le pas pour autant.

Il faudra attendre une dizaine d’années pour que la géopolitique impose une nouvelle volte-face. L’exécution de Louis XVI en janvier 1793 suivie de la déclaration de guerre de la France à l’Angleterre et aux Provinces Unies modifient la donne pour Pasquale Paoli que l’expérience anglaise a transformé en un ardent défenseur de la monarchie constitutionnelle et qui n’a jamais caché son attirance pour le modèle britannique. Luke Paul Long va jusqu’à affirmer que dès avant 1789, Pasquale Paoli était devenu « un agent britannique » [5], sans apporter d’éléments précis pour étayer ce propos. 

Quoi qu’il en soit, ces événements ébranlent sa loyauté vis-à-vis de la République française et ouvrent des opportunités, avec une France isolée face aux autres puissances européennes. Il n’aura alors de cesse que les Anglais interviennent en Corse. Quand, en janvier 1794, devant l’armée de Bonaparte, Espagnols et Anglais abandonnent le port de Toulon, la question de la Corse comme base britannique en Méditerranée redevient d’actualité : les efforts de Pasquale Paoli portent leurs fruits avec la naissance du Royaume anglo-corse.

La constitution du Royaume anglo-corse : un modèle inédit pour traiter une situation exceptionnelle

Pour Luke Paul Long, on ne peut pas comprendre le Royaume anglo-corse sans se référer aux relations antérieures entre la Grande-Bretagne et la Corse [6]. Il analyse sa constitution en la comparant à la constitution britannique. Il relève les parallèles et pointe les différences : au total, il apparaît que la constitution donnée à la Corse, accordait plus de libertés aux Corses que celle du Royaume-Uni n’en accordait aux Britanniques. Un constat que la presse britannique de l’époque n’a pas manqué de relever avec un peu d’amertume[7].

L’auteur s’interroge sur cet avantage accordé aux Corses et refusé aux Anglais eux-mêmes : la raison, selon lui, permettant d’expliquer cette anomalie, est la bonne opinion que les Anglais se sont forgée de la Corse au cours de cinquante ans de relations avec l’île. Si la bienveillance des autorités britanniques était effectivement indispensable à ce traitement “de faveur”, cette explication reste, me semble-t-il, partielle et ne permet pas de comprendre la nature des divergences elles-mêmes. Aussi peut-on notamment regretter que l’auteur n’ait pas effectué une comparaison complémentaire de la constitution du Royaume anglo-corse avec la constitution corse de 1755 ni, plus généralement, avec les usages qui avaient cours dans l’île avant l’arrivée des Britanniques. Une des clés ne réside-t-elle pas, en effet, dans l’existence d’une constitution précédente et dans l’antériorité d’une gouvernance que Pasquale Paoli et sans doute ses prédécesseurs avant lui ont patiemment élaborée et mise en œuvre avec pragmatisme ?

Cette constitution remarquable présente pourtant un point faible qui en limite la portée : Luke Paul Long souligne le frein que constitue la présence d’un Vice-roi aux pouvoirs très étendus – plus importants, écrit-il, que ceux qui sont accordés au Lord Lieutenant d’Irlande. Un frein qui contredit les intentions-mêmes de la constitution et qui contribuera à l’échec du Royaume anglo-corse.

La fin du Royaume anglo-corse

Indépendamment des multiples difficultés ponctuelles dont la responsabilité incombe, selon le cas, aux Corses ou aux Anglais – la personnalité de certains acteurs majeurs a notamment contribué à la détérioration de la situation –, pourquoi les Britanniques prennent-ils la décision stratégique d’abandonner la Corse ? Il faut préalablement remarquer que la création du Royaume anglo-corse n’avait fait l’unanimité ni en Grande-Bretagne – le premier ministre lui-même, William Pitt, ne semblait guère intéressé par l’île – , ni plus généralement en Europe.

Mais au-delà de cela, trois motifs principaux sont mis en évidence par l’auteur : les révoltes des années 1795 et 1796 ont été perçues en Angleterre comme un rejet du modèle britannique alors même que celui-ci est, aux yeux des Anglais, le meilleur au monde. Cette incongruité bouscule les certitudes : les descriptions enthousiastes de James Boswell et de Jean-Jacques Rousseau – qui constituent l’armature de la vision que les Britanniques ont de la Corse – sont questionnées. Le rejet du modèle britannique révèle ce qui paraît être une incompatibilité entre les cultures anglaise et corse et provoque un retournement de l’opinion britannique : les Corses sont dorénavant perçus comme des sauvages.

S’ajoute à cela le coût de l’administration de l’île, dans un contexte d’endettement croissant du Royaume-Uni, et, plus encore, le fait que son potentiel de développement ne semble plus aussi prometteur – une remise en question, ici aussi, de la présentation qu’en donnait Boswell.

Enfin, le retournement de la conjoncture internationale, alors même que les forces britanniques en Méditerranée et en Corse sont insuffisantes, apporte l’argument final : l’Espagne était jusque-là l’alliée de l’Angleterre, ce qui laissait à cette dernière toute liberté de circulation en Méditerranée. Quand elle fait la paix avec la France par le traité de Bâle, les dirigeants du Royaume-Uni en viennent à suspecter ses intentions. Ils estiment alors que la flotte déployée en Méditerranée pour défendre la Corse n’y est plus en sécurité et doit se replier vers Gibraltar. Cela, d’autant plus que les armées d’Italie progressent – ce qui met en péril l’approvisionnement de l’île – et que les Corses, estiment Eliott, ne sont pas insensibles au fait qu’elles sont dirigées par l’un de leurs compatriotes : le parti pro-républicain se renforce dans l’île. Ce sera le prétexte pour abandonner la Corse… et la fin d’une expérience inédite. Au final, le gouvernement britannique, par manque de volonté, ne se sera donné ni les moyens financiers, ni les moyens humains d’en faire une réussite.

En conclusion…

Au-delà des apports indéniables du travail de Luke Paul Long en matière d’analyse des sources – archives britanniques notamment et publications de l’époque –, cette thèse éclaire notre histoire nationale en la replaçant dans un cadre bien plus large que celui franco-français, peut-être un peu étriqué,  qui nous est familier : l’histoire mondiale – ou tout du moins occidentale – des idées, avec une perspective “britannique” qui contribue à nous donner une vision nouvelle à la fois des événements et des personnages de l’époque. Elle permet de bien comprendre les ressorts d’un parti pro-corse en Grande-Bretagne. Reste à approfondir les ressorts de l’émergence, en Corse, d’un parti anglais et d’un parti “anti-anglais”.

[4] Luke Paul Long souligne : « More importantly, British liberty also meant the adoption of the British commercial system. […] Becoming a part of the British empire enabled access to all the economic benefits that came with it » (p. 20-21). Mais encore faut-il avoir un potentiel de développement et la volonté de le mettre en valeur.

[5] P. 141. « Perhaps the most important event to occur between 1769-1789, was Paoli’s conversion as a British agent ».

[6] P. 146. « I aim to argue that the Anglo-Corsican Kingdom cannot be understood without understanding the previous relations between Britain and Corsica during the eighteenth century. The strange and unique Anglo-Corsican constitution can only be understood by knowing the previous notions and ideals Britain had concerning Corsica ».

[7] P. 172. « For certain writers in Britain, the Anglo-Corsican constitution contained in principle “that very system of representation, which has been so long and unsuccessfully fought to be obtained by the people of Great Britain and Ireland, from a parliamentary reform. The article entitled “An address to the Prime minister of the King of Corsica”, was reviewed by Tobias Smollett, editor of The Critical
review ».

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