2. La Révolution française : un équilibre fragile (1789-1815)
La situation à Algajola reflète les tensions et les oppositions micro-régionales et régionales. Les contours des partis en présence fluctuent en fonction des évènements. Leur opposition aux Arena est sans ambigüité.
Amici è nemici
Les partis se dessinent plus précisément à partir de 1791. Les Giuliani sont proches de Pietro Antonio Balestrino[31] et des Bagnara. Ces notables s’appuient sur des membres de familles plus modestes : Luigi et Valerio Valeri ; Giovanni et Pietro Maria Fasce, Protasio et Francesco Bertoni[32]. Le second parti est dirigé par les de La Rosat, Luigi et Giuseppe Maria sont les fils d’un ancien officier français qui s’est installé à Algajola et a épousé Marta Giuliani. Ils sont plus âgés que les frères Giuliani. Giuseppe Maria a épousé Maria Vittoria Giubega, fille de Damiano. Le parti de la Rosat agrège les Padroni, mais également des individus appartenant à des catégories sociales plus modestes : Antonio Francesco Genovini, Gio Francesco Aitelli, Giovanni Sudetti, Luiggi Magaria ou encore Domenico Orsino Zaccaria[33].
Les membres du parti opposé sont désignés comme étant des « nemici », ceux du même camp comme des « amici ». Les tensions et les animosités sont fortes. En 1791, Giuliano écrit que les divisions qui règnent dans toutes les communes se sont accentuées « siamo arrivati insomma al momento di farci fuoco l’un con l’altro per esser loro del partito opposto ». Lorsqu’il évoque ses « nemici » après son arrestation Giuliano décrit Angelo Francesco Padroni, qui l’aurait dénoncé, comme un de ces « nemici capitali » ; Antonio Francesco Genovini est un « ladro », « birdante » et « cattivo soggetto » et Gian Francesco Aitelli, un « assassin di strada » et un « ladro ». En juillet 1790, Annetta Canelli dénonce le manque de courage de leurs ennemis : « al cane che puo abaiare e mordegli non gli anno fatto alcun male ». Les Giuliani sont régulièrement sollicités par leurs amis pour appuyer une candidature ou intervenir auprès des autorités. Durant la Révolution française, Antonio a des responsabilités dans l’administration des douanes ; Giuliano occupe différentes fonctions : capitaine des gardes nationales, substitut du procureur syndic du district, membre du Comité de Salut ou encore représentant du canton de Sant’Angelo.
L’opposition aux Arena
Les de la Rosat sont les relais à Algajola des Giubega et des Arena. L’opposition entre les Giuliani et les Arena est durable.
Dès 1790, le contrôle des Gardes nationales induit des tensions. En juin, Giuliano, qui en est capitaine, reçoit un courrier de Bartolomeo Arena[34] qui sonne comme un avertissement. Giuliano rechigne à intégrer dix à douze hommes de Giuseppe Maria de la Rosat[35] car ils sont armés alors que les siens le sont peu[36]. En juillet, des violences ont lieu au cours desquelles des biens sont dégradés et un homicide aurait été commis[37]. Giuliano accuse Giuseppe Maria de la Rosat d’en être responsable, il aurait agi avec le soutien de son beau-père Damiano et son beau-frère Francesco Saverio Giubega[38]. En septembre, Pietro Antonio Balestrino et de la Rosat revendiquent tous deux d’avoir été désignés représentants d’Algajola, le procès-verbal de Balestrino est refusé[39]. Pour peser davantage, Giuliano doit étendre son réseau et être prudent, son frère le conseille : « cercate a farvi degli amici (…) avanti di partir di Bastia ». Les Giuliani se méfient du colonel Filippo Antonio Fondacci ou de Leoni, ils recherchent l’appui de de Petriconi, de l’abbé Varese, de Limperani, de Ponte ou encore de Quenza. Antonio recommande à son frère de garder ses distances avec Buttafogo[40] et Poletti « si contano come perduti e che vi sono de guai per elli e per suoi partisani ». En août, Antonio s’entretient avec Pascal Paoli à Bastia pendant les travaux de l’assemblée. Cette entrevue s’inscrit dans une double optique : défendre la représentation d’Algajola et lui transmettre un courrier de Giuliano. Il semble avoir réussi à convaincre Paoli de la nécessité de valider la présence des électeurs d’Algajola. Antonio semble honoré et ému de l’avoir rencontré : « Presentai la vostra lettera al signore Generale, la lesse alla mia Presenza e mi disse che non aveva l’onore di conosciere chi scrivevo (..) mi prese due volte per la mano ». Les deux Giuliani sont jeunes. Antonio était enfant durant la fin de son généralat, Giuliano n’était pas encore né. Pourtant, un peu plus d’un mois après cette rencontre Antonio écrit à son frère : « ricordatevi che siamo corsi, e non bisogna contare piu sopra la Francia ». L’incarcération de leur oncle à Toulon, voire la répression qui a suivi la conquête, est inscrite dans la mémoire familiale : « e dopo formati i distretti credo che molti anderanno a veder la Torre di Tolon. ». D’ailleurs, Antonio croit savoir que « Nostro Generale » a en main « molte patenti da capitani » expédiées par la République de Gênes.
En juillet 1791, Giuliano est arrêté avec Balestrino suite à une dénonciation du parti de la Rosat. Peu après Balestrino, membre de l’assemblée qui a désigné les députés[41], explique qu’Arena a eu des difficultés à être élu et que leur « parti » a réussi à faire élire Panattieri et Dutillet [sic][42], contre l’abbé Andrei et Casabianca, candidats de leurs adversaires. En janvier 1792, Balestrino écrit qu’il apprend avec « dispiacere » que la « casa Arena fa sempre delle sue ». En février, lors de troubles à L’Ile-Rousse, leur maison est incendiée. Les tensions et les divisions qui secouent la région sont évoquées par leur cousin Franceschini qui vit à Gênes :
« Non mi sorprende che finalmte i falsi n. n. siano stati riconosciuti. L’impostura, e la mensongera puonno avere talvolta le sue prosperità criminali, ma non per lungo tempo. (…) La sola virtù, caro cugino, è quella chì ha le sue basi permanenti. Ma la seduzzione, l’inganno non puonno avere che un regno mommentaneo. ».
En octobre 1792, les officiers municipaux d’Algajola, dont un Giuliani, écrivent une lettre à Pascal Paoli pour le féliciter de sa nomination, le 11 courant, comme lieutenant général de la 23e division. Celui-ci répond : « il solo amore del ben pubblico mi ha indotto ad accettarla », Algajola pourra compter sur son soutien. Au Conseil général, Giuliano est le porte-parole de sa cité. Il obtient la réouverture d’une antenne des douanes, qui sera dirigée par son frère Antonio, et l’ouverture d’un bureau de la santé.
En novembre, Giuliano, représente le canton de Sant’Angelo, à l’assemblée électorale de Corte. Il écrit à Antonio : les membres du Directoire sont « dei nostri »[43].
En avril 1793, Pascal Paoli est mis en accusation par la Convention, Balestrino est aussi mis en cause. Les tensions s’accroissent. Le 24 avril des incidents ont lieu à Calvi, Corte ou encore L’Ile-Rousse. Un courrier datant du 9 mai, signé par les officiers municipaux d’Algajola, Felice, oncle des frères Giuliani, Francesco Bagnara et Francesco Bertoni évoque les troubles de L’Ile-Rousse. Selon les rédacteurs de la missive, les gardes nationales civiques en sont entièrement responsables. Elles ont fait naître la « terreur », des boutiques de marchands et de quelques artistes ont été évacuées, des maisons abandonnées, des incendies ont éclaté, la salle des audiences du tribunal, occupée, a subi des dégradations. Le tribunal a dû cesser toute activité[44]. Le climat est lourd. En septembre, Olivieri de Montemaggiore écrit : « i cattivi trovano troppo facilità nel governo a credere a le loro malizie. Dopo la cauzione data, quei, che per l’innanzi ne mostravan sospetto doveano finir di sospettare ». Il attend impatiemment l’arrivée des Anglais, demande où sont leurs bateaux en utilisant l’expression « nostre nave »[45]. Ces évènements soulèvent des inquiétudes. Dans un courrier daté du 17 septembre adressé à Francesco Saverio Frediani, Vittoria Giubega épouse de la Rosat écrit qu’elle a appris que son oncle Lorenzo est arrivé à Calvi « in un stato lagrimevole tanto e abbatuto dal male ». Inquiétude aussi dans une lettre de Fiorentona Balestrino, fille de Pietro Antonio, du 19 décembre, adressée à Giuliano. Elle a appris que les « Sanculotti » ont brûlé le village et le couvent de Farinole[46]. Ils ont demandé 300 000 francs au « Cap Corse ». De plus, ils auraient pris à Bastia de petites pièces d’artillerie et un mortier qu’ils auraient placés sur les cimes du Montebello[47] dans le but d’attaquer Murato voire la Balagne.
Durant le Royaume anglo-corse, Pietro Antonio Balestrino est délégué d’Algajola et membre du gouvernement[48]. Les Giuliani ont un rôle de premier plan dans leur commune. Giuliano est commissaire aux vivres, a en charge la gestion des travaux des fortifications, gère le recrutement des granatieri et est en lien direct avec les autorités militaires anglaises[49]. Antonio conserve son poste à la douane. Ce soutien à Paoli et à l’intervention anglaise est célébré par un long poème, conservé dans les archives de la famille, qui met en scène les deux camps, intitulé « sestine sulla presa di Bastia fatta dagl’inglesi unitamente al partito patriottico che aveva per capo l’Immortale Pasquale de Paoli » :
« (…) Gl’empj repubblicani intimoriti
Non resistono più dell’arte (?) a fronte
Dai bravi corsi son tanto inseguiti
Che abbandonano la spiaggia al’alto monte
E si richuidon con vil codardia
Ah se incalzati allor dentro le brevi mure di Bastia (…) »
[31] Ou Balestrini, né en 1740.
[32] Les plus aisés, les Valeri, sont de petits propriétaires.
[33] Sudetti est un Amadei, Sudetti et Zaccaria sont employés des douanes, les autres sont journaliers ou issus du milieu de l’artisanat.
[34] 1753-1832, fils d’Anton Matteo, colonel de la Garde nationale. Son frère Filippo Antonio a épousé une cousine au 3ème degré de Giuliano.
[35] Dans un courrier, (Louis ?) de La Rosat, qui réside à Bastia est invité à se rendre dans sa commune pour mettre « fin aux rumeurs » et « tranquilliser les esprits ». Les membres du comité comptent sur son zèle, sa prudence et son patriotisme.
[36] Leurs armes leur ont été enlevées en février. Arena arme ses partisans. Le contrôle des Gardes nationales entraîne des tensions importantes en Balagne, Pomponi Francis, « La Garde nationale en Corse, de la Révolution française au lendemain des Trois Glorieuses », La Garde nationale entre Nation et peuple en armes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 413-439.
[37] Ces événements sont évoqués dans la correspondance du Comité supérieur, Letteron Lucien Auguste, Correspondance du comité supérieur siégeant à Bastia : du 2 mars au 1er septembre 1790 et 7 septembre 1790, Bulletin de la Société des sciences historiques et naturelles de la Corse, Ollagnier, 1881.
[38] Responsable de la garde nationale à Calvi. Il est marié avec une cousine au 3ème degré des frères Giuliani.
[39] Letteron Lucien Auguste, Pièces et documents divers pouvant servir à l’histoire de la Corse, BSSHNC, 1894, p. 13-14. L’année précédente, Balestrini, Poletti et Franceschini, ont contesté l’élection d’Arena, comme député du tiers.
[40] Les tensions avec le parti paoliste s’accroissent au cours de l’été 1790 et à l’automne.
[41] Il cite : Leonetti (Felice Antonio), Pozzo di Borgo (Carlo Andria), Boero (Pietro Giovanni), Arena (Bartolomeo), Mario Peraldi et Fozanino (Francesco Maria Pietri ?). Le 22 septembre deux suppléants ont été désignés. Dans ce courrier, il évoque les absences qui peuvent fragiliser les partis en présence, lors de l’élection d’Arena six étaient manquants du fait des vendanges, d’autres étaient malades. Balestrino lui-même n’a pas assisté à la totalité de la session car il était indisposé.
[42] Honoré-Marie Régnier du Tillet.
[43] La lettre n’est pas datée. Francesco Panattieri, Pietro Ordioni, Giacomoni et Balestrino, docteur Antonio Felice Ferrandi, Matteo Filippi, Muratino, Luigi Ciavaldini.
[44] Les auteurs du courrier proposent que l’ex-palais d’Algajola accueille le tribunal car les audiences se tiennent dans l’ancien couvent des capucins de Santa Reparata distant de 2 lieues de L’Ile-Rousse.
[45] Le 15 septembre trois bateaux anglais se présentent devant Bastia, ils arrivent à proximité de Saint-Florent le jour où la lettre est écrite.
[46] L’attaque a eu lieu le 15 novembre.
[47] Situé à proximité du col de Teghime.
[48] Le cousin au 3ème degré d’Anna Maria Giuliani, mère d’Antonio et de Giuliano, est délégué d’Aregno.
[49] Smith et Buckholm.