Ça a commencé par ses proches, ses officiers et ses soldats. Ils ont participé à cette forme de mythification. Dès le départ, on voit pendant la campagne d’Italie que tous les hommes qui sont auprès de lui sont prêts à se faire tuer pour lui. L’un d’eux, un de ses meilleurs amis, Guillerot, se fera tuer à ses côtés à Arcole. Et ils ont senti qu’il y avait chez cet homme des qualités humaines exceptionnelles, un talent militaire exceptionnel, mais aussi quelque chose qui dépassait tous les autres hommes et ils ont commencé à créer ce mythe. Napoléon Bonaparte, à ce moment-là, a employé tous les moyens qu’il fallait pour se faire connaître. Ce sont toutes les images d’Épinal. Il a utilisé les moyens de communication, mais quel est l’homme politique qui ne les utilise pas ? De Gaulle les a utilisés, c’est obligatoire. Mais la publicité ne prend pas dans le domaine politique, à mon avis, s’il n’y a pas derrière une réalité et cette réalité était ce qu’on peut vraiment appeler le génie. C’était vraiment un génie militaire – on ne va pas évoquer toutes les batailles extraordinaires qu’il a gagnées –, mais c’était également un génie civil. C’est peut-être ce qu’on ignore le plus : à quel point la France doit lui être reconnaissante parce qu’il l’a façonnée. La France, au sortir de la Révolution, durant tout le Directoire, est une France en ruines. Il ne reste plus rien. Les ouvriers n’ont plus aucun moyen de défense. Les routes ne sont pas sûres, elles sont pleines de bandits. L’État lui-même n’arrive pas à survivre, et puis il faut reconnaître que l’héritage de la Révolution est l’esprit de conquête. Ce n’est pas Napoléon qui a inventé l’esprit de conquête, c’est l’héritage de la Révolution. Sur ce plan, il a notamment voulu imposer sa vision républicaine des choses. Il va se créer une sorte de mythe et petit à petit – il y a quelque chose de formidable chez lui –, il va gouverner avec non seulement une très grande intelligence, mais aussi un très grand bon sens. C’est très important en politique, le bon sens. Un bon sens comme tous les grands personnages historiques français – comme le Général de Gaulle – qui sont dans une connaissance de l’histoire de la France. D’ailleurs, il le dira, il est assez tolérant, ce n’est pas un idéologue sectaire. C’est un homme qui dit qu’il assume tout de la France, depuis Clovis jusqu’au Comité de salut public. Et il va tenir parole. Une de ses premières mesures va être de célébrer la mémoire de Turenne, grand général de la monarchie. Il va faire toute une cérémonie pour remettre à l’honneur Turenne. Et puis, il va faire cette chose extraordinaire qui était presque une provocation : il va restaurer la religion catholique avec le concordat. C’est très intelligent, parce que tout le monde poussait à la restauration de la religion du protestantisme. Il a compris que, finalement, le catholicisme était la religion de la France, la religion du plus grand nombre des Français. Mais en même temps, il ne va pas du tout exclure les autres religions. Le protestantisme et les juifs ne vont pas être complètement mis sur le côté. Au contraire, on va en tenir compte. Et ce concordat sera, je trouve, un protocole d’accord sur les religions très remarquable, et qui fonctionne encore puisque la Moselle et l’Alsace sont des départements qui vivent toujours sous le régime du Concordat. Ils sont très heureux, ils ne protestent pas du tout… Tous ceux qui ont essayé de rompre avec ce régime se sont heurtés à un mur. À ce moment-là, Napoléon, qui était croyant et pratiquant, avait compris que les hommes avaient besoin d’une religion et il avait vu au moment de la campagne d’Égypte qu’il pouvait y avoir une transcendance. Cette campagne d’Égypte va participer au mythe, ce qui est tout à fait étonnant puisque c’est un échec complet sur le plan des faits. Et pourtant, elle est considérée comme une réussite parce que si les peuples ont besoin de réalités, ils ont aussi besoin qu’on les fasse rêver. Cette campagne d’Égypte fait rêver : imaginez Bonaparte, qui abandonne son armée et qui part sur une petite frégate contre la diligence de Nelson, qui repasse par la Corse et qui débarque à Paris… C’est absolument extraordinaire ! Cela tient du miracle ! Toute sa carrière, sa formidable épopée, va être dans ces brumes du miracle. C’est un homme qui échappe à tous les dangers. Toute sa vie, sur le champ de bataille, les soldats essayaient de le retenir parce qu’il allait au-devant du danger. Il disait d’une façon très fataliste : la balle qui me tuera portera mon nom. Avec ce grand courage, il est l’objet d’une formidable mythification.Les Français ne se plaignent pas, pas même ceux qui vont aller sur le champ de bataille et être blessés. Ils disent tous que ce sont les plus belles années de leur vie.