Devant ce portrait idyllique que je vous fais, vous pouvez vous poser la question : mais pourquoi la République répugne-t-elle à honorer ce génie absolu, puisqu’au fond, si la République a pu subsister, c’est quand même un peu grâce à lui… D’ailleurs, il a reproduit la République. Qu’est-ce qu’on peut lui reprocher ? D’avoir fait des guerres ? Vous croyez que la guerre de 1914 qui a fait 1.500.000 morts n’est pas une guerre coûteuse en hommes ? Elle a coûté plus d’hommes que l’ensemble des campagnes napoléoniennes en 15 ans. D’avoir l’esprit de conquête ? La République, l’empire colonial qu’on a appelé l’empire français, c’est-à-dire l’Indochine, toutes les conquêtes africaines, à l’échelle du Moyen-Orient, ça a été vraiment un esprit de conquête. Donc bizarrement, la République a toujours eu une sorte de peur, elle a toujours été mal à l’aise avec la personnalité de Napoléon. Pourquoi ? Ça tient en fait que la République n’aime pas ce qu’elle appelle les hommes providentiels, c’est-à-dire les hommes qui n’ont pas été nourris dans le sérail républicain, qui n’ont pas commencé par tout le cursus républicain. Elle n’aime pas beaucoup ces personnages providentiels, elle n’aimera pas plus de Gaulle. Il faut bien le reconnaître, elle n’aimera pas davantage Clémenceau parce qu’elle considèrera que c’est un danger pour la République. Un homme a décidé de rompre avec cette défiance parce qu’il considérait que Napoléon faisait partie du patrimoine de la France, car il avait élevé les français au-dessus d’eux-mêmes. Il disait même que si autant de Français étaient venus le rejoindre à Londres, c’était grâce à Napoléon. Et bien, cet homme c’est de Gaulle. De Gaulle voulait en 1969 prononcer un grand discours aux Invalides sur Napoléon tandis qu’André Malraux prononcerait un autre discours. Lui aussi était un grand admirateur de Napoléon, il voulait même écrire une biographie de Napoléon à Ajaccio. Vous savez bien ce qu’il s’est passé : il y a eu le référendum manqué et donc de Gaulle n’a pas pu prononcer son discours. Georges Pompidou a été élu et a prononcé un discours qui est, il faut bien l’admettre, magnifique, parce qu’il avait compris que par-delà les bisbilles, les rancœurs républicaines, il y avait quelque chose de plus grand, la gloire de la France, et que cette gloire rejaillissait sur tous les Français. Je vous recommande de lire ce discours. C’est un discours très intelligent et qui est dans l’esprit de Napoléon. Il assume le passé de la France et on ne peut pas nier un passé aussi glorieux. J’ai la chance d’habiter à côté des Invalides et je vois les Chinois, les Japonais, les gens de tous les pays du monde qui défilent et qui sont sensibles à cette formidable personnalité. La République n’est pas la seule à faire des reproches à Napoléon, beaucoup de gens en font. Il y a notamment le livre d’un Premier ministre, Monsieur Jospin. Pardon de le dire – j’ai beaucoup d’estime pour Monsieur Jospin –, mais c’est un livre absurde parce que c’est comme si Napoléon débarquait aujourd’hui. Évidemment, aujourd’hui, la campagne d’Égypte ne serait pas possible, rien ne serait possible parce que le contexte est complètement différent. L’erreur à ne pas commettre, cela est vrai pour toutes les périodes de l’histoire, est de ne pas contextualiser. L’histoire n’est compréhensible que si on contextualise. Comment imaginer qu’avant 1914, les Français étaient complètement nationalistes, ils étaient prêts à mourir, à se battre contre les Allemands ? Comment imaginer que 20 ans plus tard, avant la guerre de 1940, ils étaient devenus complètement pacifistes ? Il faut se replacer dans le contexte si on veut comprendre l’histoire. C’est vrai pour Napoléon : il faut replacer Napoléon dans ce contexte de la post-Révolution, dans cet effondrement de la France. Car il faut bien reconnaître que la France sort exsangue de la Révolution et qu’il y a alors une aspiration à l’ordre. On veut un ordre, mais pas un ordre sanguinaire. On veut pouvoir être tranquillement chez soi, ne pas avoir peur que la police arrive et vienne nous amener à la guillotine, on veut pouvoir vivre paisiblement, faire du commerce… Napoléon incarne cette sécurité nécessaire et en même temps cet esprit de grandeur. Et ce sentiment est nécessaire, parce que la France a perdu quelque chose et là encore, dans le contexte, on l’a oublié, mais elle a perdu le Roi. Or, le Roi était l’unité française. Tous les révolutionnaires – les Robespierre, les Danton, les Marat –, en 1789, étaient monarchistes. Toute la France était monarchiste parce cela représentait l’unité nationale. On pouvait avoir des désaccords, mais il n’y avait pas de désaccord sur le Roi. La France a changé, elle a perdu son Roi, elle a tué son Roi et subitement elle a senti qu’il lui manquait quelque chose. Elle a reporté sur Napoléon justement ce qui lui manquait, ce désir de gloire, d’unité nationale. Étrangement, même l’aristocratie a peu à peu rallié Napoléon. Ça a été une forme d’unité nationale. On parle beaucoup des guerres de Napoléon, qui étaient la poursuite des conquêtes révolutionnaires, mais en même temps, il y a aussi le fait que l’Angleterre ne voulait pas d’un régime républicain, elle ne voulait pas de Napoléon, ce qui a été une des raisons de ces guerres perpétuelles. Ce qu’il y a d’extraordinaire chez Napoléon, c’est que même quand on va à Waterloo, les gens se fichent complètement que ce soit une défaite. Pour eux, c’est Napoléon et tout ce qui touche à Napoléon est une forme de victoire. C’est extraordinaire de voir que tout le monde se fiche pas mal de Blücher, de Wellington… On est beaucoup plus attiré, ému par la défaite de Napoléon et par la présence de Napoléon. Ce qu’on cherche à Waterloo, c’est Napoléon. Enfin, dernière note de cette présentation, ça va bien sûr être la mort de Napoléon, et puis la publication du Mémorial de Sainte-Hélène. Il va se passer quelque chose d’encore plus surprenant puisque durant tout le 19ème siècle va retentir le souvenir de Napoléon. Une jeune femme historienne corse, Marie-Paule Raffaelli, a écrit un livre très intéressant sur Jésus et Napoléon. En effet, il va y avoir à la faveur de la déchristianisation un manque, beaucoup de gens ont envie de croire et étrangement, ils vont reporter ce besoin de croire sur l’homme qui les dirige, sur Napoléon ou sur l’homme qui les a dirigés après sa mort. Il va y avoir une formidable nostalgie de Napoléon. Toute la France littéraire va vivre dans cette nostalgie de Napoléon et tout le romantisme, au fond, tous ces écrivains – Musset, Vigny, Balzac – vont vivre dans la nostalgie de cette période extraordinaire qui avait amené les Français à devenir légendaires. Tous les Français, grâce à Napoléon, sont devenus légendaires. C’est la raison pour laquelle je crois que le Président Macron va à son tour célébrer la mémoire de Napoléon. Il le fera, je pense, à l’Académie française. Je trouve que de la part de la République c’est simplement rendre justice à un grand homme qui a ajouté de la gloire aux Français et par conséquent à toute la France.

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