Retour sur la commémoration de la mort de Napoléon : Histoire, mémoires et « imaginaire polyphonique »

À la différence de l’Histoire, qui est principalement l’affaire des historiens, la politique de mémoire est, partout dans le monde, celle de l’ensemble de la société et de sa représentation politique. Il s’agit donc de deux domaines distincts, quoiqu’étroitement liés : l’interprétation historique se doit de respecter les faits. Toutefois, le choix de valoriser tel événement ou tel personnage appartient aux élus issus du suffrage universel. C’est ainsi que l’an dernier, l’Assemblée de Corse fut saisie de la question de la commémoration de la mort de l’empereur. Tandis que de l’autre côté de la mer la polémique faisait rage, les débats prirent rapidement dans l’île un tour apaisé.

La politique de mémoire : une question complexe

S’agissant des institutions corses, des choix ont été faits par les mandatures ayant précédé l’accession des nationalistes au pouvoir. Ainsi, la salle historique du Conseil Général de la Corse renferme plusieurs bustes dont celui de Sampieru Corsu[1] et, dans le salon d’honneur de la Collectivité de Corse, on peut voir depuis des années Pasquale Paoli et Napoléon Bonaparte. En 2017, la présidence de l’Assemblée de Corse y a introduit un buste de Maria Gentile[2], réalisé par l’artiste Gabriel Diana et faisant entrer la femme dans la statuaire civile insulaire, d’où elle était quasiment absente. Il s’agissait d’un acte pleinement politique, à la fois patriotique et féministe.

Déjà à l’époque, certains ont posé la question de savoir s’il ne fallait pas écarter Napoléon Bonaparte au motif qu’il avait causé des guerres particulièrement sanglantes, rétabli l’esclavage et envoyé dans l’île le général Morand de triste mémoire. D’autres souhaitaient que Sampieru Corsu soit « déboulonné » pour avoir étranglé son épouse, ce qui rend évidemment sa célébration peu en phase avec les aspirations sociétales actuelles.

Ce sont là des questions sérieuses qui relèvent de la gestion des symboles, donc d’un aspect non négligeable de la vie publique. Elles appellent une approche complexe, dépassionnée et exempte de calculs politiciens. Il convient tout d’abord de ne pas réduire un homme à l’un de ses actes (dans un contexte différent, le domaine judiciaire, les avocats savent dénoncer cet écueil), ni de juger un personnage d’une autre époque avec notre système de valeurs actuel. Pasquale Paoli, vénéré par beaucoup de nos compatriotes, a fait brûler certains villages corses. Humaniste – mais comme on pouvait l’être de son temps – il a cependant fait passer par les armes – et parfois même dépecer[3] – nombre de ses contemporains. Sa correspondance en témoigne, ainsi que son propre journal officiel, les Ragguagli. C’était, comme on dit, une autre époque.

[1] Chef corse du XVIe siècle. Il est l’une des principales figures historiques de l’île.

[2] Maria Gentile, dite « l’Antigone corse », donna une sépulture à son fiancé malgré l’interdiction des autorités militaires de Louis XV, du temps de la conquête de la Corse. Ce fait historique inspira plusieurs œuvres littéraires.

[3] Les Ragguagli, journal officiel de l’Etat paolien, signalent que le 27 mai 1764, un « bandit » tué lors de son arrestation a été découpé par le bourreau en quatre morceaux, lesquels ont été exposés sur les voies publiques. (N° 46, mai 1764).

Célébration et commémoration

Autre élément à prendre en compte dans une telle problématique, la différence qui existe entre célébration et commémoration.

Célébrer un personnage, une idée ou un fait historique, c’est mettre en valeur son caractère lumineux et exemplaire, c’est le proposer à l’admiration des générations d’aujourd’hui. Commémorer, c’est simplement se souvenir ensemble de ce qui est advenu et méditer sur sa place dans l’histoire. C’est également réfléchir à ses effets sur ce que nous sommes aujourd’hui collectivement. On peut du reste commémorer une victoire ou une défaite, un événement heureux ou une catastrophe.

Il existe des personnages historiques qui font (presque) l’unanimité, comme les grands résistants de la Seconde Guerre mondiale. D’autres sont plus controversés.

En Corse, s’agissant de Paoli, même si sa mémoire n’a pas été un long fleuve tranquille – singulièrement au XIXe siècle –, un quasi-consensus a aujourd’hui été atteint. En témoigne l’unanimité réalisée – notamment parmi les élus insulaires – au moment du bicentenaire de sa mort en 2007. En ce qui concerne Napoléon, il n’en va pas de même puisque certains Corses lui vouent un véritable culte et d’autres une violente détestation. Les premiers souhaitent ardemment le célébrer. Parmi les seconds, d’aucuns iraient volontiers jusqu’à la damnatio memoriae des Romains.

Pour les autorités publiques, le problème est de taille. En effet, la vocation essentielle du politique n’est-elle pas de maintenir la communauté dans sa cohésion ?

Pour un « imaginaire polyphonique »

Même s’il est généralement reconnu que les élus détiennent toute légitimité pour conduire la politique de mémoire (en France, par exemple, c’est bien le Président de la République qui décide de « panthéoniser » un personnage illustre), il est bon de prendre en considération les différents points de vue présents au sein de la société. Pour en revenir à la Corse, il existe aujourd’hui des interprétations historiques et mémoires différentes, lesquelles doivent toutes avoir droit de cité : d’une part une interprétation « paolienne » – celle du mouvement national corse –, d’autre part une interprétation exaltant la Corse française, laquelle s’est d’ailleurs encore exprimée à l’occasion du débat à l’Assemblée de Corse où fut évoqué un « lien indéfectible »[4], idée que l’on peut partager ou pas. Mais il demeure également une mémoire génoise, notamment à Bastia[5] ou à Bunifaziu, une mémoire grecque à Carghjese, et même une mémoire matriste[6] au sein de certaines familles insulaires.

Imposer un « roman » national – ou même un « récit » unique – ne paraît pas de nature à assurer la cohésion évoquée précédemment. Dans une conférence récemment prononcée à Corti dans le cadre de la chaire UNESCO de l’Université[7], Boris Cyrulnik alertait sur les dangers de l’univocité de récits, hermétiques à l’altérité, conduisant souvent au raidissement des identités et aux conflits.

Il paraît plus raisonnable de favoriser le développement d’une pluralité de récits, entrelacés, constitutifs d’un « imaginaire polyphonique », à savoir un « imaginaire historique complexe ». Comme a coutume de le rappeler Edgar Morin, théoricien et promoteur de la pensée complexe, complexus signifie en latin « ce qui est tissé ensemble ». Aussi, l’« imaginaire historique complexe » apparaît comme l’une des conditions du vivre ensemble, formule galvaudée mais qui recouvre ici tout son sens.

Dans cette perspective plurielle et généreuse, la commémoration de la mort de Napoléon par les institutions corses devenait une évidence et elle apparut ainsi aux élus de différents groupes de l’Assemblée de Corse. Cette commémoration était l’occasion de faire dialoguer les différentes interprétations historiques, et non de rallumer les braises de conflits éteints depuis des siècles.

C’est ce que reconnut l’Assemblée de Corse le 25 mars 2021, en adoptant à une très large majorité le principe d’une commémoration de la mort de Napoléon Bonaparte. C’est dans ce cadre que fut organisée la série de conférences autour de la thématique « Napoléon et la Corse : histoire et mémoires » dont nous publions ici les actes. L’événement était le fruit d’un partenariat entre l’Assemblée de Corse, le Souvenir napoléonien et l’UMR CNRS Lisa, de l’Université de Corse.

La richesse de ces conférences, auxquelles ont notamment participé les principaux spécialistes de la matière napoléonienne, a largement confirmé l’intérêt, non seulement de poursuivre les travaux scientifiques sur le sujet, mais également de les mettre à la disposition du plus grand nombre. Cela afin de favoriser la réflexion collective, ainsi que le dialogue entre les diverses interprétations historiques présentes au sein de la société et composant notre « imaginaire polyphonique ».

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[4] Motion du groupe Andà per dumane, 26 février 2021.

[5] En 2016, au musée de Bastia, l’exposition temporaire « Corsica genovese » a permis de revisiter la thématique à travers une remise en cause de certains stéréotypes, démarche exemplaire en termes d’approche historique complexe. (Commissariat : Antoine-Marie Graziani et Sylvain Gregori).

[6] La famille Matra s’est fermement opposée à Paoli, ce qui a provoqué une guerre civile au début du généralat.

[7] Conférence du 27 octobre 2022, chaire UNESCO « Devenirs en Méditerranée » (responsable : Sébastien Quenot), Centre Culturel Universitaire.

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