Échanges avec Vincent Peillon

Jean-Guy TALAMONI

Merci, Vincent Peillon, pour cette conférence qui ouvre des pistes et présente des idées nouvelles, à plusieurs titres. Il serait intéressant qu’il y ait un échange avec les collègues qui sont présents à ce colloque. D’autant que vous remettez en cause un certain nombre d’idées reçues, et vous le faites, il me semble, de manière convaincante.

J’interroge les participants à ce colloque. Peut-être y a-t-il des commentaires ou des questions susceptibles de nous permettre d’initier des échanges sous l’éclairage de ce qui vient de nous être exposé. François Quastana…

François QUASTANA (Aix-Marseille Université)

Je fais partie de cette génération que vous avez qualifiée de « jeune ». C’est flatteur, parce que maintenant, les successeurs sont là, à côté, ça passe vite, la vie passe vite… C’est vrai que nous sommes une génération qui n’a pas été marquée par le marxisme, pas du tout, qui n’était pas satisfaite de l’interprétation de François Furet, mais qui a cherché autre chose. L’autre chose, c’est vrai qu’on l’a trouvée un peu chez les Anglo-Saxons, j’ai lu Le moment machiavélien en italien, parce qu’il n’était pas traduit en français à l’époque. Mais c’est vrai que, comme vous dites, c’est très intéressant de ce point de vue-là. Et nous sommes plusieurs, avec Christopher Hamel notamment – j’ai beaucoup de rapports avec lui –, à avoir essayé de décentrer le regard et de porter autre chose. Moi modestement, j’ai essayé de le faire pour Mirabeau, c’est une figure qui a été confisquée par les libéraux, et j’avais essayé justement de montrer qu’il y avait pas mal à gratter, parce que Mirabeau est un lecteur de Richard Price, parce que Mirabeau est un lecteur de Machiavel.

Donc merci pour ces rappels historiographiques, et c’est vrai que finalement, les idées il faut vingt-cinq ans, pour qu’elles prennent en quelque sorte… maintenant, sans doute, il y a toute une nouvelle génération qui arrive et qui va tenter d’aller plus loin… Alors j’espère qu’elle ne va pas construire une nouvelle vulgate, parce que c’est le risque aussi, quand une pensée devient dominante, elle devient vulgate aussi et donc il faut toujours rester modeste et toujours garder un esprit critique par rapport à ce que nous disons nous-mêmes, parce que finalement, comme vous l’avez bien souligné, nous sommes issus de notre temps.

Une petite question peut-être par rapport à la vision que vous avez sur le XIXe notamment. Comment, selon vous, cette idée de liberté comme non-domination, qui est déjà présente dans la Révolution française, va être récupérée et travaillée par les républicains français du XIXe ?

Vincent PEILLON

La grande idée, c’était justement de faire une relecture de Pocock, et je pense qu’on n’a pas fini ce travail, et de cesser d’opposer, parce que ça ne marche pas dans nos traditions républicaines françaises, les droits de l’Homme et la vertu. Ça a été un des axes forts du travail qu’on a essayé de mener, qu’on continue d’essayer de mener.

C’est quoi une liberté comme non-domination, pour ceux qui nous écoutent et ne le savent pas ? C’est cette idée que la liberté, ce n’est pas simplement qu’on vous laisse faire ce que vous voulez, qu’il n’y ait pas d’interférence par rapport à la mise en œuvre de votre volonté. Pourquoi ? Parce que d’abord, il n’y a parfois pas d’interférence, mais vous pouvez quand même subir des contraintes, quitte à les intérioriser. Deuxièmement, en réalité, parfois, pour exercer votre liberté, vous avez besoin d’interférence, au sens d’interférence positive. C’est-à-dire qu’on vous donne les moyens de réaliser votre droit. C’est la vieille querelle entre la liberté comme droit et la liberté comme fait. Et tout le mouvement, on va dire quarante-huitard, et surtout, dans le fond, Louis Blanc qui est beaucoup plus théoricien qu’on ne le croit, porte une théorie de la liberté, ce qu’il appelle la liberté comme fait, la liberté comme pouvoir.

C’est bien que vous me donniez des droits, mais il faut que vous me donniez le pouvoir de les exercer. Et le pouvoir de les exercer à partir de ce moment-là, ce sont des débats, c’est déjà présent dans la Révolution. Avec d’ailleurs Robespierre et un certain nombre de sujets… c’est peut-être un minimum vital, c’est cette question du revenu d’existence qui se pose assez tôt, c’est sans doute de la redistribution pour ceux qui n’ont pas les moyens de… Parce qu’on peut toujours dire : « Il faut que vous partiez en vacances », s’ils n’ont pas les moyens de partir en vacances, ils ne partent pas en vacances. Il faut des moyens, donc de la redistribution, et puis évidemment, ce qui a énormément compté pour les républicains, ce qui est vraiment le point essentiel pour exercer la démocratie : il faut qu’on ait les lumières, les jugements, l’éducation. C’est la même idée. Donc pour vous donner les moyens d’exercer votre liberté, le premier pouvoir, c’est le pouvoir de connaissance. La vieille idée de Condorcet : « Vous pouvez nous donner le droit de vote, mais si c’est le curé ou le châtelain qui guident nos votes, y compris par domination économique ou domination spirituelle… » Pour éviter ça, il faut éduquer chacun à la liberté, selon le terme de l’instruction officielle française, et c’est à l’école de le faire et de permettre la liberté du jugement. Ce débat est très présent, s’agissant de la conception de la liberté.

Là, je dis un mot, parce que j’ai en tête un début de dialogue avec Talamoni. Je pense qu’il y a une très grande erreur sur la conception du républicanisme français… C’est un républicanisme libéral. Si dans notre devise « Liberté » vient avant, ce n’est pas pour rien. Et « Liberté », c’est individualiste. Mais après, vous avez « Égalité », parce que la liberté suppose un certain nombre de conditions pour être effective. Pas simplement nominale. Et dans ces conditions, vous avez une égalité juridique, mais pas seulement juridique. Et là, vous entrez dans la dimension, qui est la question soulevée très tôt dans le républicanisme français, qui est peut-être une exception par rapport au libéralisme anglo-saxon, qui est la question sociale. La question sociale est tout à fait déterminante. Mais elle est lue comme lutte contre la domination.

Cela rejoint la question de l’étatisme. Ce qu’a vu à ce moment-là Jean-Fabien Spitz, et ce que moi-même j’avais vu, et là je vous dis : il y a même des textes de Robespierre – il faut les relire –, qui sont étonnants, où il dit : « L’État doit s’arrêter là où il peut commencer à opprimer ». L’État n’a qu’une fonction, c’est l’idée de l’émancipation de l’individu. Là où l’État va mordre sur l’émancipation de l’individu, il n’est plus légitime. Donc vous voyez, ce n’est pas l’État Léviathan, ce n’est pas l’État qui a tous les pouvoirs. Donc c’est vraiment, et moi je l’assume totalement, un libéralisme. Et vous retrouvez ça assez tard. Parce que vous voyez là, maintenant, il y a des textes qui reviennent sur Durkheim, c’est très intéressant d’ailleurs, mais un auteur très important, très peu lu, mais pour ceux qui s’intéressent au Républicanisme il est essentiel, c’est Henry Michel. Parce qu’il est vraiment dans cette tradition, de ce que j’appelle, de ce qu’il appelle et de ce qu’appelaient un certain nombre de républicains, « l’individualisme républicain ». C’est de l’individualisme républicain. Chez Durkheim, la religion républicaine, c’est la religion de l’individu. Cette question des droits de l’homme revient, la dignité des personnes, etc. On a besoin de l’État pour lutter contre les dominations, implicites ou explicites, mais le but, c’est bien la liberté de l’individu. L’émancipation de l’individu. Ce qui veut dire qu’on est bien dans un contexte libéral, évidemment.

Alors, pourquoi c’est très intéressant ? Le schéma heuristique dominant, c’est-à-dire celui du Moment machiavélien, qui reste quand même très puissant aux États-Unis et ailleurs, c’est une opposition entre libéralisme et républicanisme. Le républicanisme c’est l’antique, l’antique c’est la vertu. Et donc la participation civique. Les libéraux, ce sont les droits de l’homme, ce sont les droits. Ce modèle ne marche pas en France ! Donc on a un XIXe français qu’ils ont soigneusement évité dans leur récit. On s’arrête au moment de la Révolution, parce que si on met nos auteurs à nous, ça ne cadre pas avec le schéma. C’est pour ça que j’ai fait rééditer le livre de Hazareesingh sur Les intellectuels fondateurs de la République, qui vient de sortir il y a trois mois, il y a vingt ans qu’on attendait la traduction, où il reprend ces personnages du XIXe siècle et où il montre, dans le fond, que cette opposition de Pocock, ça ne marche pas : on emprunte à la fois à la tradition machiavélienne et à la tradition libérale. Ce n’est pas l’un contre l’autre, c’est un mixte qu’on arrive à construire.

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David STEFANELLY (EHESS)

Dans votre intervention, j’ai souligné l’importance de la valeur de la liberté pour déterminer justement la République. Le 15 mars 1850, il y a la journée conservatrice à l’Assemblée nationale, le vote d’une loi sur la liberté de l’enseignement. J’aimerais vous entendre sur cette loi qui, normalement, est la liberté de l’enseignement, par rapport à la République…

Jean-Guy TALAMONI

C’est doublement votre sujet.

Vincent PEILLON

Oui ! C’est doublement mon sujet et c’est doublement mon expérience !

La République, elle peut être conservatrice, elle peut être absolutiste, on a même la monarchie Républicaine en France. Il y a des gens qui ont utilisé ce terme.

Un libéralisme, on voit bien que c’est le même enjeu. De la même façon que le socialisme proudhonien, ce n’est pas le socialisme marxiste. Et la grande bagarre qui a toujours été contre la gauche, d’où le coup d’ailleurs des ateliers nationaux dont je vous parlais, en 48, c’est que les opposants aux républicains disaient : « Ces gens veulent nous mettre à la caserne, veulent nous mettre au couvent ! Ils veulent l’égalitarisme, ils veulent nous empêcher d’être libres ! » Et ça a toujours été le débat. Et en fait, le vrai débat est un débat considérable pour les républicains. Louis Blanc répond : « Moi je veux au contraire la liberté réelle, vous voulez une fausse liberté. Ça va être le renard dans le poulailler, c’est-à-dire le droit du plus fort. Nous, on veut la liberté pour tous. »

Vous évoquez la loi de 1850, excusez-moi ! Mais ça reste exactement le débat avec l’enseignement privé, l’école libre. C’est quoi cette « école libre », elle nous coûte dix milliards ! Dix milliards de quoi, de liberté de quoi ? De payer ? Moi je n’ai jamais été pour le monopole, et d’ailleurs, je vous l’indique, les républicains non plus. Il n’y a pas de monopole, mais les lois Debré et la suite, alors là, c’est croquignolesque ! Parce qu’ils n’ont aucune mission de service public, de mixité sociale, etc., mais quand vous êtes ministre de l’Éducation, vous donnez 20 % du budget de la nation à ces écoles. On voit bien que tous les mots, c’est un enjeu. Les Corses savent que tous ces mots : républicain, libéral, etc., ce sont des mots… comment vous dire… ce ne sont pas des descriptions de choses, ce sont des étendards. Et le mot de liberté, vous êtes en plein dedans.

Vous le savez, parce que vous arrivez dans un champ de recherche, celui de 48, mais en réalité, toute la période qui amène à 48, le parti libéral dans le fond, c’est l’échec de la Révolution de 1830. Là, ils sont à un moment donné dans le Globe, qui est le premier journal libéral français et cosmopolitique. Vous avez à la fois les futurs socialo-saint-simoniens, Leroux, et vous avez ceux qui vont devenir les doctrinaires. Mais à l’époque, être libéral avant 1830, c’est quasiment être révolutionnaire. Puis les libéraux trahissent. Et dans le fond d’ailleurs, toute l’histoire, si vous permettez, c’est une histoire d’une permanente trahison. Ça arrive dans tous les mouvements. Quand vous avez gagné, la trahison commence, c’est le parti des places à occuper. C’est-à-dire que vous avez des gens qui se battent au nom de la liberté, puis on occupe le pouvoir. 1830, les Trois Glorieuses ! Et ça devient « Enrichissez-vous ! » Vous faites 48, ça finit dans le mois de juin. Vous faites 75, vous faites la République après la République conservatrice de Thiers et Littré. Mais enfin, très rapidement… C’est une déception permanente du mouvement de réforme et d’émancipation.

Il y a cette espèce de récupération permanente, le concept de liberté est absolument magnifique… Et aujourd’hui, je vous l’ai indiqué tout à l’heure, je maintiens, je l’assume dans le débat public, que le mot de laïcité que j’aime tant et que je crois un peu connaître, et le mot de République, sont employés par des gens qui historiquement, ont combattu la République et la laïcité.

Et ils en dénaturent totalement le concept. La laïcité, c’est vrai, ça n’a jamais été une doctrine de haine. Les doctrines de haine, l’antisémitisme, l’anti-protestantisme, on a connu. On a fait la laïcité contre ça. Et aujourd’hui, la laïcité est un instrument pour certains contre les minoritaires, de stigmatisation. Et ils en ont une conception absolument erronée, et c’est une nouvelle inquisition, un nouveau clergé, un nouveau dogme, etc. Y compris qu’ils veulent enseigner à nos professeurs. Sur la question de la République, c’est quand même incroyable ! On voit les gens qui l’ont combattue de façon permanente et qui maintenant, ont la République à la bouche tous les trois mots. Mais quelle République ? C’est une République qui voudrait imposer ses uniformes, sa façon de penser, son bien, son mal. Et vous avez dit « être critique à l’égard de soi-même »… Mais c’est la position républicaine et c’est même la position laïque.

Position laïque, vous venez de parler de « laïcité intérieure », mais c’est du Descartes qui est derrière. C’est de savoir que même nous, quand nous avons une conviction, nous voulons, nous devons douter. C’est cela l’exercice critique permanent. Ce n’est pas l’exercice critique à l’égard des autres. C’est l’exercice critique par rapport à soi-même. Ça, ça fait vivre vraiment une démocratie. Donc cette question… Liberté, c’est le mot sur lequel ma génération a médité. On est beaucoup sur cette question après la faillite du communisme, il y a une bagarre sur le terme libéral.

Et d’ailleurs, je vais vous citer Jean-Fabien Spitz, il a 65 ans maintenant Jean-Fabien. Un des grands combats où il considère d’ailleurs avoir échoué, en tout cas pour le grand public, pas philosophiquement, c’est de dire « Attention ! La gauche ne doit pas laisser le libéralisme, en tout cas, les républicains ne doivent pas laisser le libéralisme à la droite libérale ». Et l’ultra libéralisme maintenant économique.

Jean-Guy TALAMONI

Merci, Vincent Peillon ! Il y a une question de Petru Antone Tomasi qui est un juriste, et qui travaille sur certains aspects du Républicanisme corse. Il a une question pour vous, ou deux.

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Petru Antone TOMASI

Bonjour et merci à Vincent Peillon pour cette conférence.

Je poserai une question, voire deux, si nous avons le temps, afin de vous inviter, si vous le voulez bien, à préciser un certain nombre d’éléments que vous avez évoqués à l’occasion de votre conférence.

J’ai pu noter que l’approche nouvelle de l’idée républicaine en France, à laquelle vous faites référence et que vous faites débuter au début des années 2000, conduit notamment à relativiser un certain nombre de césures historiques : 1789-1793 ou encore 1848-1875. Or, il y a une autre époque qui est habituellement présentée comme une césure dans l’histoire républicaine et dont le rattachement même à l’idée de République est discuté, c’est l’époque napoléonienne, sur laquelle nous avons l’occasion de travailler dans cette université, dans le cadre du projet Paoli-Napoléon. À cet égard, toute l’ambiguïté de la question tient à l’énoncé du Titre premier de la Constitution de l’an XII qui dispose que « le Gouvernement de la République est confié à un Empereur », et j’aurais voulu savoir quel était votre point de vue sur le rapport entre l’œuvre napoléonienne et l’idée républicaine.

Et si nous avons un peu de temps, j’aimerais revenir sur ce que vous avez nommé les « transferts culturels » ou les influences extérieures ayant nourri l’idée républicaine en France et notamment les travaux de cette nouvelle école qui s’est constituée à partir des années 2000. À ce sujet, j’aurais souhaité savoir quelles lectures et quels types de transferts culturels vous semblent historiquement les plus significatifs quant à leur influence à l’égard du républicanisme français, au-delà de ceux qui sont peut-être les plus connus, notamment la révolution américaine ? Ce sera ma seconde question.

Je vous remercie.

Vincent PEILLON

Ce sont des questions difficiles. Je vais vous raconter une anecdote. À un moment, je vais faire campagne en Corse, et je faisais toujours assez peu campagne. Je vais à Ajaccio, et on m’amène à une radio, c’était une espèce de radio libre, je crois, qu’ils écoutaient en Corse. Et puis, je ne sais pas, je suis énervé contre Sarkozy à l’époque, mais ça a pu m’arriver plusieurs fois. Et je pars dans une attaque contre le bonapartisme. Donc je m’agite derrière un micro pendant un quart d’heure tout seul ! Et je vois les deux camarades qui exercent des responsabilités en Corse, qui m’ont accompagné, qui me font de grands signes… Je faisais campagne à Ajaccio et je critiquais Napoléon ! Je ne suis pas spécialiste de Napoléon Bonaparte en fait. Donc je suis très intéressé de voir – et moi je me suis un peu arrêté après Thermidor –, je très intéressé de voir ce que vous pouvez établir – j’ai commencé à lire un petit peu à ce que m’avait envoyé Jean-Guy Talamoni –, ce que vous pouvez établir comme filiation républicaine – je crois qu’il y a quelques travaux à ce sujet –, chez Bonaparte. Ce n’était pas ma vision. Là-dessus, je reste assez basique, je viens de vous le rappeler, parfois complètement anachronique. Donc je ne pourrais pas sérieusement parler de ça, y compris avec l’interrogation que j’ai sur son rapport avec les idéologues… Je ne peux pas vous dire. Ce que j’ai compris, c’est que c’est l’axe de recherche que vous avez choisi, et on comprend pourquoi, et je pense que cet axe mérite d’être vraiment approfondi. Parce que là aussi, si vous avez des résultats vraiment probants, vous en avez déjà peut-être quelques-uns, ça oblige à repenser la vision qu’on a de Napoléon, et les préjugés que l’on a. Je fais aveu d’incompétence pour vous répondre intelligemment sur cette question, si ce n’est qu’elle viendrait perturber un préjugé. C’est nécessairement une bonne chose.

Et d’ailleurs, j’ai déjà été étonné que ce soit un axe posé par votre unité de recherche, parce que ça ne serait pas venu naturellement. Je me dis que c’est malin. De là où vous êtes, ça se comprend, et c’est intéressant de voir. D’ailleurs, je suis très intéressé parce que vous le savez aussi, ça tire les fils. Parce que dans le mouvement républicain, y compris celui des conspirations dans les années vingt et après, vous avez, dans l’alliance avec les républicains et les libéraux, vous avez toujours le même bonapartisme. Vous avez d’ailleurs une Etude sur Napoléon, peut-être l’avez-vous lue, de Pierre Leroux, qui est très intéressante de ce point de vue-là. Les premiers républicains ont un rapport avec Napoléon Bonaparte. On pourrait en parler d’ailleurs. Je l’ai vu, j’en ai parlé à ma famille corse – j’ai une descendance corse –, donc c’est vraiment quelque chose qu’il faut approfondir, mais je n’ai pas la compétence et j’avais des préjugés. Donc il me faudra un temps pour m’y pencher.

Votre deuxième question, sur les transferts culturels.

Les transferts culturels, ça a été dit, ce qui est le plus saisissant là-dedans, c’est quand même la question anglaise qui remonte. Mais ça n’a pas été travaillé réellement, c’est en train de se faire. Par exemple, on évoquait Price à l’instant, Price qui a été célébré par la Révolution, il n’y avait aucune traduction…

Donc Christopher Hamel vient de faire les Observations sur la liberté et sur la patrie, on vient de le publier à deux voix, avec une introduction de Christopher. Il faut que vous sachiez quand même que personne ne voulait traduire tout ça ! Et pour y arriver, j’ai été obligé d’aller chercher de l’argent privé, il n’y avait aucun éditeur français qui voulait éditer ça…

Un jour, pendant le Covid, j’étais en colère contre les grands éditeurs, qui m’avaient dit : « C’est bien, mais il n’y a pas de lecteurs pour ça ! » Et du coup, j’étais allé voir le président de la MGEN que je connaissais, qui est un ancien instituteur, qui a une carrière d’une intégrité et d’une connaissance des gens qui sont sur le terrain formidables. Quand je lui ai raconté cette affaire, il m’a dit : « La MGEN sera très contente que ces textes soient publiés », parce que parmi ces écrits, il y a aussi des textes sur le mouvement coopératif, solidariste, etc., et donc ce sont eux qui nous aident à faire ce travail.

La deuxième chose qui m’a beaucoup intéressé, c’est la question suisse. Il y a un jeune homme qui finit une thèse à l’Ecole des hautes études, que j’avais eu comme étudiant en Suisse, au sujet de la question des exilés. Quand j’ai enseigné en Suisse, j’avais déjà cette intuition, parce que j’avais vu dans les textes de Buisson, mais aussi d’Edgar Quinet, l’influence de cette pensée. C’est curieux, mais s’agissant de la pensée suisse, y compris sur le plan démocratique, j’ai retrouvé dans les discours de Robespierre des exemples… Donc il faut vraiment faire ce travail, noter toutes les références – maintenant on a aussi des aides –, et je pense que sur la question corse, on peut procéder par gros blocs. On pourrait faire un travail vraiment très précis : qui cite, quels sont les réseaux par lesquels passent les citations, etc., dans les textes des républicains français. Je suis sûr qu’on serait surpris de trouver un certain nombre de choses.

En ce qui concerne les deux éléments sur lesquels j’ai travaillé, c’est l’Angleterre qui était pour moi une surprise – et là, je crois que c’est vraiment en train de devenir assez fort ; ce n’était pas inexistant, c’était quand même très faible –, et puis essentiellement la question suisse. Mais évidemment, il y en a d’autres…

On a créé un programme qui pourrait beaucoup intéresser, parce qu’il y a quelque chose de commun avec la Corse, d’après ce que j’en ai compris. On a créé un programme avec l’Amérique du Sud, très puissant, avec l’Ecole des hautes études, que je pourrais vous envoyer. Il y a d’ailleurs un grand colloque qui est prévu, je crois, cet été, sur ce qu’on a appelé les révolutions bolivariennes, les révolutions de 1820 dans l’Amérique latine, et les dialogues avec le modèle républicain. Mais alors que pour nous, évidemment en France, cela s’est constitué contre l’Eglise, il y a chez eux une dimension catholique intégrée à ces pensées républicaines. Il y a un travail qui est en train de se mettre en place entre les spécialistes.

Parce que le problème, pour le dire autrement, c’est que les philosophes très spécialisés dans ces questions, honnêtement, nous ne sommes pas très nombreux, parce que nous avons dû sortir d’une discipline pour nous mettre au travail avec les historiens. Pour moi, ça a été un bonheur : j’étais formé comme philosophe et je suis passé à l’histoire des idées, et ça ne se fait pas sans les historiens. Les historiens, je dirai même parfois les juristes, les économistes, ils changent totalement notre vision des choses. Je travaille un peu à l’anglo-saxonne. Parce que l’idée ne se forme pas toute seule dans l’espace, elle a un contexte. Et là, nous, les philosophes, on est nuls pour ça. Parce qu’on ne nous a pas appris les choses comme ça, on nous a appris des systèmes, des cohérences, Aristote dialogue avec Hobbes, c’est un peu curieux quand même. Mais on fonctionne comme ça. Donc cette affaire est en train de se mettre en place sur l’Amérique du Sud, je pense que ça va porter ses fruits. On a beaucoup de jeunes chercheurs de 25-30 ans, mais on a aussi des chercheurs plus spécialisés. Et là, on voit bien qu’on a toujours un problème. On est en train de faire la jonction entre des monographies peu réflexives, je dirai peu conceptuelles, parfois peu outillées conceptuellement, il y a des travaux assez anciens, ou alors des travaux philosophiques éthérés. Et il faut qu’on arrive à pratiquer une histoire des idées qui n’existe pas institutionnellement en France, en se regroupant et en travaillant.

Ces dernières années, on a essayé à l’Ecole des hautes études, on a essayé de faire ça avec Prochasson, Soulier, enfin toute une bande, on a mêlé des philosophes et des historiens. Et quand on est allé en Suisse avec Olivier Christin, qui est mon vieux comparse, on a étudié ensemble, on avait un peu de moyens. On s’est dit : « On va parler de république sociale, regarder la question de l’économie dans la Révolution française. Et moi je ne connais rien à l’économie ». Il y a des historiens en économie ou des économistes. Donc on a fait venir des économistes. La question du droit, la question juridique, elle est absolument fondamentale. Donc on a fait venir des juristes. Souvent de droit public…

Et quand on quitte son quant-à-soi universitaire, c’est extraordinaire. On a eu des séances, c’étaient des matinées entières, franchement, c’étaient des bonheurs extraordinaires ! Parce que tout d’un coup, ça fait tilt ! Vous avez quelqu’un qui est dans un tout autre domaine, un historien, et il vous dit quelque chose, vous vous dites : « Mais c’est incroyable ! Je peux mettre ça en liaison ! » C’est une chose qu’il faut faire : je pense qu’il faut faire entrer ce que vous faites, essayer de le mettre dans ces circuits. Ça légitimera votre travail et en même temps, ça enrichira le travail des autres.

Jean-Guy TALAMONI

Bien ! Il me reste, cher Vincent Peillon, à vous remercier chaleureusement pour cette contribution. Je crois que nous aurons à revenir, dans le cours du colloque, sur un certain nombre d’idées que vous nous avez suggérées, un certain nombre d’idées nouvelles dont nous nous sommes enrichis.

En tout cas, merci, et j’espère que nous aurons bientôt l’occasion de poursuivre ces échanges de vive voix en Corse.

Vincent PEILLON

J’espère !

Bonne fin de colloque à vous tous !

Jean-Guy TALAMONI

Merci !

Vincent PEILLON

Au revoir !

Applaudissements

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