Pasquale Paoli et sa documentation sur les régimes mixtes de l’Antiquité

Qu’est-ce que les révolutionnaires corses du XVIIIe siècle ont cherché dans la documentation antique à propos des régimes mixtes et, surtout, qu’y ont-ils trouvé ? C’est une question que l’on abordera en la circonscrivant à des limites raisonnables, c’est-à-dire à un personnage, Pasquale Paoli, et à sa correspondance éditée par Antoine-Marie Graziani et Carlo Bitossi[1]. Ce dernier a été considéré, de son vivant même, comme un héros antique digne d’une Vie parallèle de Plutarque, un législateur du rang d’un Lycurgue donnant les meilleures lois à sa cité. Il semble que ce ne soit pourtant pas vers le Péloponnèse, ni même vers la Grèce et les institutions démocratiques de certaines cités[2] que ce soit dirigé l’intérêt de Paoli, mais plutôt vers la République romaine et sa constitution mixte, un régime vu comme combinant des aspects de la monarchie, de l’aristocratie, mais aussi de la démocratie, et dont la mixité pourrait être comparée à celle du régime paolien[3]. Or, la connaissance de ce régime, dans sa dimension romaine, est sujette non seulement à une documentation antique véhiculant des interprétations variées, mais aussi à des commentaires postérieurs. Précisons dès à présent que nous n’avons pas ici l’ambition de caractériser le régime de Paoli, à propos duquel il est possible d’avoir des interprétations très diverses[4].

Compte tenu de cette variété, on cherchera à comprendre l’idée que Paoli pouvait se faire du régime mixte de la République romaine – à propos duquel il ne livre jamais d’appréciation générale –, en tentant de reconstituer la documentation à laquelle il a pu avoir accès sur cette question, puis en examinant les idées que cette même documentation véhicule.

La documentation antique : la question de Polybe

Comme la plupart des jeunes gens de son rang et de son temps, Paoli a disposé d’une solide éducation classique : il connaissait les grands auteurs de l’Antiquité, et cela n’est plus à démontrer[5]. Sa culture classique et son goût pour les choses antiques le conduisaient à mentionner de manière relativement régulière des exemples, surtout puisés dans l’histoire romaine, afin d’illustrer ou d’appuyer son propos. C’est grâce à ces mentions que l’on peut prétendre tenter de reconstituer la documentation antique que Paoli avait à disposition, en essayant toutefois de distinguer, lorsque cela est possible, ce qui relève d’une vraie lecture et de la connaissance d’un texte particulier de ce qui relève de la culture générale de Paoli. On peut par exemple considérer que lorsqu’il évoque les intrigues d’Hannibal[6], ce propos provient d’un topos sur la perfidie des Carthaginois qui ne peut être rattaché à un auteur en particulier ; de manière similaire, la référence à un Néron se réjouissant « degli incendi e delle carnificine di Roma »[7], bien que pouvant être reliée à un passage précis de Suétone[8], est un lieu commun très largement diffusé dans la littérature antique et moderne : il serait hasardeux d’affirmer que le Général avait étudié Suétone avec attention en se fondant sur cette référence.

Étant question de régime mixte, le premier des grands auteurs venant à l’esprit est probablement Polybe, deuxième théoricien, après Aristote, de cette idée de mixité. L’analyse de la constitution romaine, tenue pour excellente, est en effet au cœur de l’œuvre du Mégalopolitain, plus particulièrement du livre VI, qui eut l’occasion d’en observer le fonctionnement durant un séjour contraint à Rome d’une quinzaine d’années, au IIe siècle avant notre ère. S’agissant de la matière qui nous occupe – les constitutions mixtes en général, celle de Rome en particulier – il est le premier auteur vers lequel on peut avoir le réflexe de se tourner dans la mesure où, peut-être avec le De republica de Cicéron, son œuvre offre l’analyse la plus détaillée du régime de la Rome républicaine. Et Paoli l’aurait étudié sérieusement, du moins selon l’une des Lettere italiane sopra la Corsica attribuées à Raimondo Cocchi :

Impiegò il tempo [] alla considerazione degli Autori più gravi, ed eloquenti, che ci abbia lasciati lantichità greca e latina. [] ei che voleva andar fino alla sorgente degli affari di quei tempi [] si pose al difficile ma sublime tormento di meditar gli Autori sensati che ne ragionano, e massime Polibio, il Grande, lillustre Filosofo, che abbia scritto una Istoria[9].

C’est donc que Paoli aurait étudié l’œuvre de Polybe non seulement pour son contenu historique, cette dernière étant une source littéraire importante de l’histoire romaine et hellénistique entre la première et la troisième guerre punique, mais aussi pour sa dimension philosophique – on parlerait aujourd’hui de théorie politique – dans la mesure où Polybe y développe l’idée selon laquelle les constitutions mixtes sont les meilleurs remparts face à l’anacyclose, théorie sur laquelle nous reviendrons.

L’idée d’un Paoli cherchant des modèles constitutionnels dans les Histoires de Polybe est plaisante. Elle fait toutefois face à un écueil : le Mégalopolitain n’est pas cité une seule fois dans la correspondance, pourtant abondante en références à des auteurs antiques ; Paoli ne cite jamais les exemples de Scipion l’Africain, Paul Émile ou Scipion Émilien, personnages romains largement mis en valeur dans l’œuvre de Polybe, alors même qu’il renvoie régulièrement aux grandes figures de l’histoire romaine. Il mentionne toutefois deux épisodes qu’il pourrait avoir rencontrés chez Polybe : le déroulement de la bataille de la Trébie[10] et le siège de Sagonte[11]. À propos du premier, il est impossible de dire s’il suit Polybe ou Tite-Live, le second suivant vraisemblablement le premier[12]. Au sujet du siège de Sagonte, Paoli évoque la perplexité et l’indécision du sénat romain concernant la conduite à suivre face aux Carthaginois. Or, cet événement, qui est avec le franchissement de l’Èbre l’un des éléments déclencheurs de la deuxième guerre punique, est traité différemment par Polybe et Tite-Live. Alors que le premier accorde un long développement à la différence entre le début d’une guerre et les causes plus profondes de cette dernière[13], et n’insiste donc pas particulièrement sur le siège de Sagonte ainsi que sur l’attitude du sénat à ce propos[14], Tite-Live est plus loquace. Il affirme en effet que malgré la volonté de certains sénateurs d’assigner immédiatement l’Afrique et l’Espagne aux magistrats en charge pour y porter la guerre contre Carthage, les Pères Conscrits décidèrent de temporiser en envoyant une députation à Hannibal[15] : c’est sans doute là l’indécision évoquée par Paoli, qui suit donc plus probablement Tite-Live que Polybe.

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Faut-il donc finalement tenir le témoignage des Lettere italiane comme apocryphe sur la question précise de la lecture de Polybe par le Général ? Pas nécessairement, mais il faut bien admettre que les évidences manquent pour faire de Paoli un lecteur attentif du Mégalopolitain[16].

La documentation antique : Plutarque, Tite-Live et la poésie augustéenne

Il est en tout cas certain que Polybe ne fait pas partie des auteurs favoris de Paoli, qui sont très clairement identifiables. À James Boswell, il affirme que c’est Plutarque et Tite-Live qu’il recommanderait aux jeunes gens voulant former leur esprit à la gloire[17]. Si Tite-Live fournit à Paoli quelques références[18], c’est bien les Vies de Plutarque qu’il cite le plus abondamment. Dans une seule lettre à son père, il mentionne aux mois trois Vies romaines différentes, à savoir celles de Fabius Maximus, de Brutus et de Caton le Jeune[19] ; il se réfère en outre précisément aux Vies de César[20], de Camille[21] et de Pyrrhus[22], qui est d’ailleurs la seule Vie grecque citée. Dans une lettre à Don Gregorio Salvini, Paoli fait part de son avis sur un texte anonyme intitulé Discorso della patria a suoi figli, et indique à son correspondant que ce texte aurait dû contenir un discours sur la liberté utilisant « gli esempi apportati della Grecia e di Roma »[23] : nul doute que ces exemples devaient provenir de Plutarque. Par ailleurs, il semble que les Vies soient utilisées par Paoli pour mesurer et souligner la vertu de ses semblables : lorsqu’il demande à un inconnu d’écrire dans les Ragguagli à propos de la mort du chevalier Baldassari, il affirme que ce dernier « non farebbe cattiva figura nelle vite degli uomini illustri »[24] ; arrivé à Paris en 1790, il invite Boswell à ne pas dire de mal des braves patriotes français, « alcuni de quali meritano un articolo nelle vite di Plutarco »[25].

Mais le matériel antique le plus abondamment cité par Paoli est probablement la poésie latine d’époque augustéenne, dont les vers agrémentent nombre de lettres. Le Général semble apprécier particulièrement Horace, mais cite aussi Virgile ou Ovide. Comme l’ont déjà noté Antoine-Marie Graziani et Carlo Bitossi, il semble qu’il soit capable de citer de mémoire l’Énéide de Virgile et les Odes d’Horace. En effet, les vers sont parfois inversés[26] et des erreurs s’y glissent[27]. Le fait que Paoli n’ait pas besoin de consulter ces poèmes pour les citer de manière relativement précise semble confirmé par l’account de Boswell, dans lequel ce dernier montre Paoli citant un autre vers de Virgile relatif à Brutus au détour d’une conversation[28].

La documentation moderne relative à l’Antiquité

Voici donc un premier panorama de la documentation littéraire antique ayant quelque rapport avec la République romaine que Paoli a pu consulter : peut-être Polybe, mais surtout Tite-Live et Plutarque, dont il recommande la lecture auprès de Boswell, ainsi que les poètes augustéens. Mais se documenter sur l’Antiquité ne se limite pas à lire des textes antiques, et le Général pouvait aussi chercher et trouver des renseignements sur la constitution mixte des Quirites dans des textes modernes. On ne pourrait en dresser un inventaire exhaustif, tant il pouvait être commun en ce temps de puiser des exemples dans cette époque[29]. On peut en revanche se concentrer sur deux textes qui ont pour objet principal l’histoire romaine et que Paoli demande à son père de lui expédier alors qu’il s’apprête à rentrer en Corse, en indiquant qu’ils sont « molto necessari in Corsica »[30] : les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence de Montesquieu et l’Histoire romaine de Rollin. On pourrait aussi penser aux Discours sur la première décade de Tite-Live de Machiavel ; mais s’il est presque certain que Paoli a lu Le Prince[31], rien ne permet d’affirmer qu’il a aussi lu les Discours.

Machiavel et le régime mixte

Plus que Le Prince, les Discours sont pourtant un document d’analyse privilégié de la constitution des Romains, reprenant d’ailleurs une problématique semblable à celle de Polybe, l’examen de la réussite de Rome, qui est d’ailleurs en partie celle de Rollin, mais en puisant ses exemples chez Tite-Live. Machiavel ne suit pas seulement la même problématique que Polybe mais reprend aussi à son compte la théorie de l’anacyclose, proposant une classification en six régimes, c’est-à-dire trois bons régimes ayant chacun une forme viciée et dégénérant irrémédiablement en cette dernière – cette dégénérescence constituant un cycle logique – et surtout l’idée polybienne que la constitution mixte des Romains, bien que ne les protégeant pas des mutations dues à la Tyché, permet la stabilité et la pérennité[32]. Tout comme Polybe, Machiavel distingue les constitutions mixtes de Sparte et de Rome : alors que la première est une création ex nihilo de Lycurgue, la seconde est façonnée par le temps et l’expérience des Romains, grâce, selon Polybe, à leur capacité à tirer des leçons de leurs erreurs[33]. Mais le Florentin introduit une précision dans cette analyse et l’enrichit en considérant les interminables luttes de la plèbe contre le sénat et les patriciens pour conquérir des parcelles de pouvoir et de participation politique, longuement narrées dans les dix premiers livres de Tite-Live, comme un facteur de progrès et de perfectionnement de la constitution romaine dont elles garantissent l’équilibre et l’excellence[34].

Tite-Live, Plutarque et la décadence de la République

C’est justement à propos des évolutions de la constitution romaine que les œuvres de Tite-Live et de Plutarque, dont on a vu que Paoli était un lecteur assidu, portent des considérations dignes d’intérêt. Pour la tradition historiographique romaine représentée par l’œuvre du Padouan, la conquête des droits politiques est entreprise par une plèbe avide et ingrate[35] soutenue par des tribuns souvent associés à des stéréotypes négatifs[36]. Elle est en outre facteur d’instabilité. Y compris pour des temps plus proches de l’auteur, qui vit à la fin de la République et au début du Principat et que l’on a parfois présenté comme un pompéien repenti[37], des hommes comme les Gracques, auteurs de tentatives de réformes agraires, sont présentés comme des personnages excessifs, pernicieux ou séditieux, excitant la cupidité de la plèbe, heureusement arrêtés par les meilleurs aristocrates[38]. Ce n’est pas sans rappeler « l’anthropologie pessimiste »[39] de Paoli, qu’il tient probablement en partie de Machiavel, et des passages très péjoratifs relatifs à la multitude, qu’il appelle souvent « popolaccio » dans sa correspondance[40]. Mais Tite-Live est également particulièrement sensible à un risque extérieur pouvant affecter les membres du corps civique romain et conduire à la dégénérescence. À plusieurs reprises et notamment par le truchement de discours au style direct[41], il met en garde, ou prophétise ce qui lui paraît être déjà advenu : l’influence de l’Orient et de ses richesses transforme les hommes en femmes, les incite à la luxure et à la débauche, et conduit leur cité à la décadence[42]. C’est un motif qui, mêlé au célèbre épisode des délices de Capoue ayant amolli le caractère de l’armée d’Hannibal, pourrait peut-être se retrouver dans la correspondance de Paoli. Répondant à son père qui tentait de tempérer ses ardeurs alors qu’il se trouvait encore à Longone, il lui dit : « L’aria di Napoli è troppo pestilente ; troppo fino è il suo veleno, quando arriva ad effeminare i caratteri più austeri », puis lui recommande d’«incoraggir[si] colla storia romana », en se replongeant dans la contemplation des modèles vertueux qu’il avait autrefois suivis[43]. C’est donc que pour Paoli, le phénomène de la féminisation décrit par Tite-Live, mais relevant aussi d’un topos, pouvait même atteindre son austère père. Mais il est tout aussi intéressant de noter que l’histoire romaine, tout en fournissant des exemples de dégénérescence, est aussi présentée comme un remède dont le principe actif serait l’exemple des hommes vertueux dont le Général vantait tant l’étude[44].

La perte des valeurs morales n’est pas un thème étranger à Plutarque, loin de là. Chez ce contemporain du Principat qui ne connut pas le régime mixte de Rome mais une forme monarchique de gouvernement, bien que certaines apparences républicaines aient été préservées, la République se caractérise par l’affrontement entre l’aristocratie et la plèbe ou, pour être plus précis et dans la langue de Plutarque, la boulè et le dêmos, qui ne collaborent pas. Ces luttes « expliquent la chute [de la République] parce qu’elles créent une situation anarchique qui ne peut être résolue que par un changement de constitution »[45]. L’auteur des Vies tend donc à expliquer ces antagonismes internes au corps civique romain par le paradigme des conflits entre peuple et classe dirigeante dans les cités grecques. Ces conflits ne sont pas néfastes par nature, même si le peuple peut sembler irrationnel : par exemple, le pouvoir des tribuns militaires à pouvoir consulaire lui serait moins odieux que celui des consuls, car ils sont plus nombreux[46]. Ils le deviennent toutefois à partir des Gracques, du fait d’une perte de valeurs dans les deux « camps ». Ainsi, Plutarque identifie un tournant dans le meurtre de Tiberius Gracchus : jusqu’alors, le Sénat et le peuple auraient toujours réussi à s’entendre, même dans les crises les plus graves, se faisant réciproquement des concessions par crainte ou par respect. Les événements de 133 av. J.-C. auraient montré que le Sénat avait perdu sa crainte du peuple, et que ce dernier avait perdu son respect pour le Sénat[47]. Ces affrontements deviennent une clé interprétative des crises du dernier siècle de la République, au centre desquelles Plutarque voit parfois des conflits entre peuple et Sénat plutôt qu’entre optimates et populares[48]. La République de Plutarque était un corps malade ayant besoin d’un médecin, et ce devait être un seul homme[49]. C’est en partie dans cette tradition que se situe l’accession au pouvoir de Paoli, faisant dès 1754 le constant de l’inefficacité d’un gouvernement collégial, et donc de la nécessité de placer un « capo supremo alla testa degli affari »[50] : il fallait agir en conséquence, c’est-à-dire en princeps, en principe, en generale, en se situant au-dessus de la mêlée, et en n’hésitant pas à utiliser les conflits internes au corps civique « in vantaggio del publico »[51].

Montesquieu et Rollin

Reste à prendre en compte deux œuvres que Paoli, nous l’avons vu, avait manifesté le désir de consulter, les Considérations de Montesquieu et l’Histoire romaine de Rollin. Montesquieu, reprenant l’idée de décadence jusque dans le titre de son ouvrage, la montre à l’œuvre à partir du moment où s’étend la domination romaine, du fait des pouvoirs de plus en plus grands que la République octroie à ses généraux victorieux et de la perte de valeurs des Romains les conduisant à abdiquer leur idéal de liberté[52]. S’il juge parfois sévèrement le peuple[53], comme le faisait la tradition historiographique impériale[54], il n’en considère pas moins, contrairement à ladite tradition, qu’Auguste usurpa la souveraineté et « établit l’ordre, c’est-à-dire une servitude durable »[55]. Puisant assez largement dans la théorie polybienne de l’anacyclose[56], Montesquieu paraît néanmoins considérer, tout comme Polybe, que la dégénérescence n’est pas tout à fait inéluctable, si tant est que l’on puisse lui appliquer les bons remèdes. Il affirme en effet qu’ « un gouvernement libre, c’est-à-dire toujours agité, ne saurait se maintenir, s’il n’est, par ses propres lois, capable de correction »[57] puis, dans le chapitre suivant, s’oppose à la théorie selon laquelle « les divisions perdirent Rome » en soutenant au contraire « qu’elles y étaient nécessaires, qu’elles y avaient toujours été et qu’elles y devaient toujours être »[58] : ce n’est donc pas sa constitution mixte qui perd la République romaine, mais son impérialisme et son hégémonie sur le monde méditerranéen. Peut-être pourrait-on déceler quelque trace de cette idée, non dans la correspondance, mais dans la relation par Boswell de sa première rencontre avec le Général :

« “I am come from seeing the ruins of one brave and free people [Boswell venait de visiter Rome]; I now see the rise of another”. He receveid my compliment very graciously, but observed that the Corsicans had no chance of being like the Romans, a great conquering nation who should extend its empire over half the globe. Their situation, and the modern political systems, rendered this impossible. “But”, said he, “Corsica may be a very happy country”. »[59]

La Corse pouvait être un pays très heureux malgré le fait qu’elle ne puisse pas étendre « its empire over half the globe » ou du fait même qu’elle n’ait pas cette prétention ?

L’Histoire romaine de Rollin est construite autour d’une problématique tout à fait différente, dans la mesure où l’auteur, contrairement à Montesquieu ou même à Machiavel dans les Discours, n’a pas pour ambition d’y soutenir une thèse de théorie politique. Cela ne revient pas à dire que Rollin n’avait pas du tout de thèse. Janséniste, ce dernier avait l’ambition de montrer que la force conduisant Rome à l’hégémonie n’était autre que celle de Dieu, qui « avait dessein de former un grand Empire dans la Ville de Rome, qu’il destinait à être un jour le centre de la Religion, et la capitale du monde Chrétien »[60], l’empire ainsi constitué étant en outre « une immense koinè culturelle et linguistique »[61] facilitant la propagation de l’Évangile. Rollin avait fait œuvre de compilateur et ne se situait pas dans le courant hypercritique balbutiant ; il répandait « le mythe d’une République romaine idéale, peuplée de héros à la Plutarque »[62], ce qui, dans une certaine mesure, pouvait ne pas déplaire à Paoli. Pour ce qui nous concerne plus directement, Rollin reprend l’idée d’un affrontement entre peuple et Sénat n’étant pas néfaste, mais créant au contraire un équilibre étant la condition de la liberté et de la pérennité de la République[63], idée qu’il emprunte pour partie probablement à Machiavel et certainement à Polybe auquel il consacre un développement[64]. En d’autres termes, son œuvre ne contient pas de thèse originale sur le régime mixte des Romains. Resterait à savoir si le Général la considérait comme un utile contrepoint à la critique de l’hégémonie par Montesquieu, ou s’il avait plutôt l’intention de l’utiliser comme un abrégé d’histoire romaine dans lequel il pouvait puiser des exemples.

Paoli n’a pas tenté, cela ne lui est même jamais probablement ne serait-ce que venu à l’esprit, de faire renaître une République romaine en Corse, et le dit d’ailleurs très clairement à James Boswell. La République romaine pouvait peut-être lui fournir un cas d’analyse clinique des réussites et des échecs d’un modèle de régime mixte, pas un modèle à imiter. À la lecture de sa correspondance, on voit bien qu’il cherchait plutôt dans l’histoire de la Rome républicaine des modèles d’hommes vertueux que des modèles constitutionnels ; lorsqu’il arrive qu’il cite un exemple de constitution dont il pourrait s’inspirer, il ne le puise pas dans l’Antiquité mais dans le temps présent, en faisant référence à la Hollande et à la Suisse[65]. Pourtant, la documentation qu’il consultait, qu’elle soit antique ou moderne, véhiculait bien des analyses du régime mixte des Romains, et des analyses diverses, comme nous l’avons montré. Se situait-il lui-même dans une tradition historiographique particulière ? S’il semble ne pas apprécier particulièrement les imperatores du dernier siècle avant notre ère, qu’ils soient plutôt du camp des optimates[66] ou de celui des populares[67], cela ne l’empêche pas d’inviter Ferdinando de León à « [essere] Ulpiano »[68], célèbre jurisconsulte du temps des Sévères, et donc de s’assimiler lui-même à un empereur. On pourrait donc croire, bien que sans certitude aucune, que le Général pouvait partager certaines thèses de l’historiographie d’époque impériale déjà évoquées : le Principat avait remis de l’ordre dans une République en déliquescence. Dans ce cas apparaîtrait une contradiction, Paoli préférant les exemples des hommes vertueux de la République mais le régime de monarchie “modérée” du Principat, en vrai disciple de Plutarque.

Mots-clés : Pasquale Paoli (1725–1807) ; Correspondance ; Régimes mixtes ; République romaine ; Documentation antique.

[1] Antoine-Marie Graziani et Carlo Bitossi, Pascal Paoli. Correspondance, 7 vol., Ajaccio, Éditions Alain Piazzola, 2003–2018 ; Francis Beretti et Antoine Marie-Graziani, James Boswell et Pascal Paoli. Correspondance, Ajaccio, Éditions Alain Piazzola, 2008. Et en excluant donc la Giustificazione, dont Paoli n’est pas l’auteur malgré les retouches qu’il suggère à Don Gregorio Salvini au gré des éditions successives, et qui mériterait un examen à part entière, déjà partiellement esquissé par François Quastana, « Une relecture de l’œuvre politique et constitutionnelle de Pascal Paoli, à l’aune du paradigme “républicain classique” », in Paoli, la Révolution Corse et les Lumières : Actes du colloque international organisé à Genève le 7 décembre 2007, François Quastana et Victor Monnier (dir.), Genève, Schulthess, 2008, p. 32-33.

[2] Ni même vers Carthage, le troisième grand exemple de constitution mixte utilisé par Polybe.

[3] Voir notamment Antoine-Marie Graziani, Pascal Paoli, Paris, Tallandier, 2004, p. 148 et François Quastana, art. cit., p. 36.

[4] Sur ce point, voir François Quastana, art. cit., p. 25, Jean-Yves Coppolani, « Le républicanisme de Paoli entre constitutionnalisme latin et constitutionnalisme britannique », in Jean-Guy Talamoni, (dir.), Héros de Plutarque, Ajaccio, Éditions Alain Piazzola, 2022, Jean-Yves Coppolani, « La Constitution paolienne de 1755, parangon du constitutionnalisme latin ? », in Mélanges en l’honneur de Francine Demichel, à paraitre, et Pierre-Antoine Tomasi, « Le sindacato, une institution républicaine », Lumi, n° 3, 2023.

[5] Voir notamment Fernand Ettori, « La formation intellectuelle de Pascal Paoli (1725–1755) », Annales historiques de la Révolution française, n° 218, 1974, p. 483-507, Antoine-Marie Graziani, op. cit., 2004, p. 111-114 et Michel Vergé-Franceschi, Paoli. Un Corse des Lumières, Paris, Fayard, 2005, p. 86-87, qui invite, à raison selon nous, à relativiser le goût de Paoli pour l’Antiquité, dans la mesure où « toute la seconde moitié du siècle vit dans cette atmosphère ».

[6] À son père, 21 octobre 1754, I, n° 16. Sauf mention contraire, toutes les lettres de la correspondance de Paoli citées sont celles éditées par Graziani et Bitossi, op. cit. ; les numéros de volumes ainsi que ceux attribués aux lettres renvoient à cette édition.

[7] Circulaire aux chefs du Delà-des-Monts, 2 juin 1757, II, n° 295.

[8] Suétone, Néron, 38, 6.

[9] Raimondo Cocchi, Lettere italiane sopra la Corsica, lettre IV, Lausanne, 1770.

[10] À son père, 8 février 1755, I, n °21.

[11] Au chevalier Costa, 22 avril 1761, IV, n° 1003.

[12] Cf. Polybe, 3, 70 et Tite-Live, 21, 53.

[13] Polybe, 3, 6-7.

[14] Il évoque toutefois l’oreille distraite prêtée par les Romains aux avertissements des Sagontins : Polybe, 3, 15, 2.

[15] Tite-Live, 21, 6.

[16] Une autre difficulté pourrait être la connaissance du grec ancien, Paoli ayant recours à une traduction française pour lire Théocrite (À Don Gregorio Salvini, 24 avril 1764, IV, n° 1767). Il aurait toutefois très bien pu se procurer une traduction en latin ou en italien. Un problème similaire se pose pour Tacite : Giuseppe Maria Bettinelli affirme que Paoli l’aurait connu par cœur (« Observations sur M. de Paoli écrites à Madame de l’Höpital, par le R. P. Bettinelli », Bulletin de la Société des Sciences Historiques et naturelles de la Corse, n°11, 1891, p. 301 : « Tacite et Virgile semblent ses favoris, et on prétend qu’il les sait par cœur, ce qu’il n’a pas voulu m’avouer. »), ce dont nous n’avons aucune trace. On pourrait toutefois donner quelque crédit à ce témoignage, puisque son auteur affirme que le Général savait par cœur Virgile, et paraît ne pas se tromper sur ce point.

[17] James Boswell, An account of Corsica, Yale University, 1955 [1768], p. 181.

[18] Cf. par exemple À Buttafuoco, 20 février 1762, IV, n° 1176 et Tite-Live, 1, 26, 5-12.

[19] À son père, 8 février 1755, I, n° 21.

[20] À Ferdinando de León, août 1755, I, n° 43.

[21] À Don Ignazio Antonio Magrani, 6 juillet 1759, III, n° 601.

[22] À Boswell, 24 janvier 1783, n° 15.

[23] À Don Gregorio Salvini, 30 mars 1760, III, n° 821.

[24] À un inconnu, 18 novembre 1764, VII, n° 1934.

[25] À Boswell, 7 avril 1790, n° 38.

[26] Voir notamment À Don Gregorio Salvini, septembre 1762, V, n° 1287, où les v. 7 et 8 d’Horace, Odes, 3, 3 sont inversés.

[27] Par exemple À Casabianca, 2 janvier 1765, VII, n° 1965 (Virgile, Énéide, 1, 26 : manebit alta mente repostum au lieu de manet) ou À Casabianca, 22 avril 1765, VII, n° 2085 (Virgile, Énéide, 2, 30 : hic acie certare oportet prius au lieu de hic acie certare solebant).

[28] James Boswell, op. cit., p. 165 ; Paoli cite l’Énéide, 6, 823 : Vincet amor patriae laudumque immensa cupido.

[29] Chez Giambattista Vico par exemple, dont on a souligné l’importance dans la formation de Paoli (Jean-Guy Talamoni, Le Républicanisme Corse, Ajaccio, Albiana, p. 24-25) : sur ce point, voir Mouza Raskolnikoff, « Vico, l’histoire romaine et les érudits français des Lumières », Mélanges de l’École française de Rome, n°96-2, 1984, p. 1051-1077.

[30] À son père, novembre 1754, I, n° 16.

[31] Voir Fernand Ettori, art. cit., p. 498-501.

[32] Voir notamment Marie-Rose Guelfucci, « Anciens et Modernes : Machiavel et la lecture polybienne de l’histoire », Dialogues d’Histoire Ancienne, n°34-1, 2008, p. 85-104.

[33] Polybe, 6, 10, 12-14.

[34] Marie-Rose Guelfucci, art. cit., 2008.

[35] Roger Stuveras, « La vie politique au premier siècle de la République romaine à travers la tradition littéraire », Mélanges de l’École française de Rome, n°76, 1964, p. 295-342.

[36] Thibaud Lanfranchi, « Tarquinii tribuni plebis. À propos des stéréotypes sur les tribuns de la plèbe dans la première décade de Tite-Live », in Miroir des autres, reflet de soi : stéréotypes, politique et société dans le monde romain, Cyril Courrier et Hélène Ménard (dir.), Paris, Michel Houdiard, 2013, p. 104-127.

[37] En se fondant sur Tacite, Annales, 4, 34, 6.

[38] Tite-Live, Periochae, 58, 60 et 61.

[39] Jean-Guy Talamoni, op. cit., p. 39.

[40] Ibid.

[41] Voir notamment Tite-Live, 38, 17, 9-18, à mettre en relation avec Tite-Live, 39, 6, 7 et l’affaire des Bacchanales.

[42] Sur cette question, voir notamment Georgios Vassiliades, La res publica et sa décadence : de Salluste à Tite-Live, Bordeaux, Ausonius, 2020.

[43] À son père, 17 octobre 1754, I, n° 14.

[44] James Boswell, op. cit., p. 181.

[45] Karin Sion-Jenkis, « Entre République et Principat : réflexions sur la théorie de la constitution mixte à l’époque impériale », Revue des Études Anciennes, n°101/3-4, 1999, p. 413-425.

[46] Plutarque, Camille, 1, 2-3.

[47] Plutarque, Gracques, 20, 1.

[48] Voir Karin Sion-Jenkis, art. cit., p. 414, avec sources et exemples.

[49] Cette métaphore est utilisée à plusieurs reprises par Plutarque : César, 28, 6 ; 57, 1 ; Cicéron, 10, 5 ; Lucullus, 5, 5.

[50] Voir notamment À son père, 21 octobre 1754, I, n° 16, avec les commentaires de Jean-Guy Talamoni, op. cit., p. 48-49.

[51] À Don Gregorio Salvini, 4 janvier 1756, I, n° 130.

[52] Catherine Volpihac-Auger, « Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence », in Dictionnaire Montesquieu [en ligne], Catherine Volpihac-Auger (dir.), 2013. URL : http://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/fr/article/1376399421/fr.

[53] Voir notamment Considérations, chap. 8.

[54] Voir Karin Sion-Jenkis, art. cit.

[55] Montesquieu, Considérations, chap. 13.

[56] Marie-Rose Guelfucci, « Polybe et Montesquieu : aspects d’une réflexion sur le pouvoir », Anabases, n°4, 2006, p. 125-139.

[57] Montesquieu, Considérations, chap. 8.

[58] Ibid., chap. 9.

[59] « “Je viens de voir les ruines d’un peuple brave et libre ; je vois maintenant l’essor d’un autre”. Il reçut mon compliment très aimablement, mais observa que les Corses n’avaient aucune chance d’être comme les Romains, une grande nation conquérante qui aurait étendu son empire sur la moitié du globe. Leur situation et les systèmes politiques modernes rendaient cela impossible. “Mais”, dit-il, “La Corse peut être un pays très heureux”. » James Boswell, op. cit., p. 162.

[60] Rollin, Histoire romaine, 1, Paris, 1752, p. XXX.

[61] Mouza Raskolnikoff, Histoire romaine et critique historique dans l’Europe des Lumières. La naissance de l’hypercritique dans l’historiographie de la Rome antique, Rome, Publications de l’École Française de Rome, 1992, p. 503.

[62] Ibid., p. 505.

[63] Voir notamment Rollin, Histoire romaine, 1, p. XXXIX-XLIV.

[64] Ibid., p. LXXVIII-LXXXV.

[65] Manifeste contre Matra, septembre 1762, V, n° 1292 ou À Casabianca, 15 juillet 1764, VI, n° 1816.

[66] À Don Gregorio Salvini, 25 septembre 1755, I, n° 76 : « Circa poi a chiamar il dottor Giuliani, non lo stimo a proposito, essendo il suo delitto troppo scandaloso, anche per aver influito in quello di Matra, come la dittatura di Lucio Silla diede motivo a quella di Caio Cesare ». Les dictatures de Sylla et de César sont donc assimilées à des délits.

[67] Ibid. ainsi que À Casabianca, 9 février 1764, VI, n° 1684, où Paoli dit d’un Corse passé à Gènes qu’il avait franchi le Rubicon.

[68] À Ferdinando de León, août 1755, I, n° 43.

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