La Loi Toubon et la Loi 101 de la philosophie au droit : la France et le Québec entre républicanisme et libéralisme[1]

Introduction

Comme les travaux menés par Joseph-G. Turi à la fin des années 1980 l’ont démontré, les législations linguistiques québécoise et française visaient toutes deux la consécration d’une seule langue officielle, mais avaient fait l’objet d’interprétations plutôt favorables à une langue autre[2]. Depuis, une nouvelle loi linguistique française et une nouvelle loi linguistique québécoise ont été adoptées, dans la continuité de la précédente, et de nombreux jugements ont été rendus des deux côtés de l’Atlantique.

Dans ce contexte, nous entendons répondre à la question de savoir si l’intention derrière ces deux législations linguistiques a été respectée par l’interprétation qui en a été donnée. Pour ce faire, nous débutons par une partie théorique portant sur deux des grands courants philosophiques de notre époque et sur certains de leurs éléments pouvant avoir une influence dans le domaine linguistique. Nous poursuivons ensuite avec une partie plus pratique qui s’attarde à la principale loi linguistique française et à la principale loi linguistique québécoise.

Les théories politiques et le domaine linguistique : du républicanisme d’inspiration française au libéralisme anglo-saxon

 

Pour comprendre les fondements théoriques possibles derrière l’intention législative et l’interprétation judiciaire de législations linguistiques, il convient de s’attarder aux concepts de républicanisme et de libéralisme, plus précisément de républicanisme d’inspiration française et de libéralisme anglo-saxon. Nous le faisons en puisant chez des auteurs anciens ou contemporains, en Europe ou en Amérique, avec une attention particulière pour la France et le Québec.

Le républicanisme d’inspiration française: des origines à aujourd’hui

 

Le républicanisme d’inspiration française a des origines très anciennes, ce qui ne l’empêche pas d’être défendu encore aujourd’hui. 

Les origines du républicanisme d’inspiration française

 

L’origine du républicanisme d’inspiration française se trouve dans l’œuvre d’Aristote. Pour le Stagirite, puisque les êtres humains sont les seuls à être dotés du langage, leur telos ou finalité est de mettre en commun leurs sentiments du juste et de l’injuste[3]. Autrement dit, selon lui les hommes sont des animaux politiques qui ne se réalisent pleinement qu’en participant à la cité à titre de citoyens et en contribuant à y définir le bien commun.  Il nomme d’ailleurs « république » l’État « où la multitude gouverne pour l’utilité publique »[4]

Un deuxième grand auteur associé à ce type de républicanisme est Jean-Jacques Rousseau. La pensée rousseauiste est républicaine notamment en ce qu’elle valorise la participation directe des citoyens à une assemblée délibérative d’où émane une volonté générale dont la loi sera l’expression. Cet « acte
d’association » produit un corps qui autrefois prenait le nom de « cité » et qui au XVIIIe siècle prend celui de « république » ou d’« État ». Les termes du contrat social qu’il propose sont bien connus : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance dans la suprême direction de la volonté générale; et nous recevons encore chaque membre comme partie indivisible du tout »[5]. Rousseau précise que ce contrat social « renferme tacitement cet engagement, qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale, y sera contraint par tout le corps : ce qui signifie autre chose sinon qu’on le forcera à être libre »[6]. C’est ce qui fait que les membres d’une minorité ayant une opinion différente de la majorité peuvent s’exprimer, mais sont réputés s’être trompés sur la volonté générale. Dans ce contexte, puisqu’il participe aux délibérations menant à l’édiction de lois, l’individu devient un citoyen de la nation, qui se caractérise par une langue[7], et un sujet qui doit obéir aux lois, même s’il ne partageait pas a priori l’opinion de la majorité.

Cela ne signifie évidemment pas que les droits des individus, et notamment de ceux appartenant à une minorité, n’ont aucune place dans cette tradition républicaine. Ils en ont une. Seulement, comme ils découlent de lois issues de délibérations plutôt que de la nature, ils peuvent être soumis à la discussion et voir leur importance évoluer avec le temps[8]. D’où l’intérêt de s’attarder à des auteurs qui ont été associés à cette tradition plus récemment.

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Le républicanisme d’inspiration française aujourd’hui

 

Figure marquante de la pensée républicaine française d’aujourd’hui, Dominique Schnapper a beaucoup travaillé sur le concept de citoyenneté, qu’elle fait remonter à Aristote. Se référant à Rousseau, elle précise que le citoyen « à la française » est d’abord un démocrate, parce qu’il dispose de la liberté politique par la participation à la souveraineté, avant d’ajouter que pour lui les principes démocratiques n’impliquent pas nécessairement la primauté des libertés fondamentales et le respect des valeurs libérales[9]. Cette conception de la citoyenneté propre à la France expliquerait l’imposition de la culture commune aux dépens des cultures minoritaires, car il s’agirait du « prix à payer pour que les citoyens participent pleinement à la société nationale »[10]. En effet, pour elle la citoyenneté « est concrètement fondée sur toutes sortes d’éléments particuliers et paricularisants (…): la pratique d’une même langue (…) la participation aux mêmes institutions (…) »[11]. Et évidemment, ces éléments particuliers sont  à la base ceux de la majorité historique. Cela ne signifie pas que Schnapper soit hostile à la diversité linguistique, puisqu’elle y est favorable dans la sphère privée et qu’elle fait reposer la légitimité de la prépondérance du français, par exemple eu égard aux langues minoritaires, notamment sur l’importance d’éviter l’hégémonie de l’anglais qui autrement pourrait s’imposer en quelques décennies[12].

Au Québec, Danic Parenteau définit le républicanisme notamment par la prépondérance du bien commun ou de l’idéal de peuple sur les libertés individuelles et l’associe à l’expérience française. Cela ne l’empêche aucunement d’observer au Québec des pratiques qu’il qualifie de républicaines, telle la promotion de la langue nationale majoritaire par l’État entre autres pour préserver le fait français en Amérique, et l’importance du peuple comme acteur politique[13].

Un autre auteur qui a le plus contribué à élaborer une pensée républicaine proprement québécoise, soit Marc Chevrier, s’inscrit aussi dans cet esprit. Remontant à Aristote et Rousseau pour définir son républicanisme, il insiste sur la participation des citoyens aux affaires publiques,  le bien commun, la loi, l’égalité des chances, le peuple et la citoyenneté qui se vit dans des institutions principalement étatiques. Allant plus loin que d’autres à cet égard, Chevrier associe le concept de liberté à la diminution « des formes privées ou publiques de domination »[14]. Dans cette logique, l’intervention de l’État serait justifiée tant qu’elle vise à éradiquer des situations de domination et qu’elle n’est pas elle-même source de domination. Pour lui, la République doit « accorder les libertés des citoyens (…) avec leur participation active à la cité et leur procurer les moyens de le faire » Il définit donc la liberté républicaine comme « celle dont jouissent les citoyens grâce aux lois communes et à l’égalité entre gouvernants et gouvernés – et non en dépit d’elles »[15]. Il se rapproche ici de la pensée de Schnapper, avec qui il partage aussi une vision selon laquelle l’existence d’un peuple, fondé sur une langue commune majoritaire, doit être liée à la démocratie politique. Son républicanisme s’oppose donc à la pensée des libéraux dont « le monde est naïvement construit sur l’idée que l’on a créé une société avec l’addition d’individus naturellement eux-mêmes, venus à l’existence sans le concours d’institutions et de normes »[16].

Le libéralisme anglo-saxon: des origines à aujourd’hui

 

Le libéralisme anglo-saxon a des origines qui remontent au moins au XVIIe siècle et exerce encore aujourd’hui une grande influence.

Le libéralisme anglo-saxon des origines

Pour John Locke, dans l’état de nature les hommes sont dotés de droits naturels. Lorsqu’ils en sortent pour fonder un État, ce dernier doit respecter ces droits, car les hommes ont alors renoncé seulement au droit de veiller eux-mêmes à assurer leur respect. L’État serait un simple mandataire, bénéficiant tout au plus d’un trust[17]. À partir d’Adam Smith, la logique des droits individuels qui limite le rôle de l’État s’étend encore plus à la sphère économique au point où elle s’appliquerait même aux personnes morales[18]. Bien que ces penseurs ne se préoccupent pas de la diversité et des minorités linguistiques, on comprend que leur logique s’oppose a priori à une intervention de l’État en cette matière. D’ailleurs, un de leurs plus dignes successeurs en matière de protection de l’individu, John Stuart Mill, voit d’un bon œil l’absorption des membres des minorités par des peuples « plus avancés »[19].

Ce dernier aspect de la pensée libérale n’est plus prépondérant au sein du libéralisme aujourd’hui, mais il l’a été pendant longtemps.

Le libéralisme anglo-saxon d’aujourd’hui

Un peu dans la même lignée que Mill, John Rawls prône aussi une vision du libéralisme peu favorable à la reconnaissance de droits culturels collectifs. Cela serait contraire à la neutralité de l’État par rapport aux conceptions du bien, à l’impératif de primauté de l’individu et à l’équité. Dans ce contexte, les minorités culturelles et leurs langues sont donc laissées à la merci des choix individuels[20].

Malgré la notoriété de son auteur et la force de ces arguments, aujourd’hui ils ne s’imposent plus à tous.  Pour Fernand de Varennes, il est possible d’accommoder les minorités linguistiques en se basant sur certains droits: la liberté d’expression impliquerait le droit  d’utiliser sa langue et le droit à l’égalité supposerait que l’État puisse être obligé de fournir des services dans la langue de la minorité[21].

Au Québec, une vision semblable a été exposée par Pierre Elliot Trudeau, l’ancien premier ministre et le père du premier ministre actuel Justin Trudeau. Puisque seuls les individus possèdent des droits, une collectivité peut exercer seulement ceux qui lui ont été délégués par ses membres. Comme Locke, Trudeau père affirme qu’elle les détient en trust. Quant à la question linguistique, un peu dans le même esprit que de Varennes, Pierre Trudeau mise sur les droits, notamment sur des droits spécifiquement linguistiques, qui sont conférés à des individus et non à des collectivités. D’ailleurs, il s’oppose à ce qu’une plus grande autonomie linguistique soit conférée au Québec et que celui-ci puisse adopter des politiques linguistiques restreignant les droits individuels; ceux des membres de la minorité anglo-québécoise en particulier[22].

Enfin, Will Kymlicka affirme que les cultures minoritaires offrent à leurs membres des options qu’ils peuvent choisir[23]. Pour cette raison, le libéralisme doit être soucieux de concilier la préservation de ces cultures et des langues qui y sont associées avec la défense des droits individuels qui ultimement doit primer. Les nations minoritaires devraient donc bénéficier d’un certain degré d’autonomie gouvernementale notamment en matière linguistique, comme c’est le cas pour la nation québécoise. Les groupes issus de l’immigration devraient jouir de droits polyethniques (être protégés contre la discrimination, voire leur identité reconnue, etc.)[24]. Bref, un peu comme les travaux de Chevrier peuvent être perçus comme tempérant certains aspects du républicanisme d’inspiration française en mentionnant la lutte aux formes privées et publiques de domination, les travaux de Kymlicka défendent une vision du libéralisme anglo-saxon compatible avec la protection des langues minoritaires.

Il est possible de résumer dans un tableau l’opposition entre les deux grandes théories politiques décrites.

Tableau 1.

Éléments pertinents : républicanisme d’inspiration française et libéralisme anglo-saxon d’aujourd’hui

Éléments

Républicanisme d’inspiration française

Libéralisme anglo-saxon

Conception de la liberté :

Participation à la cité en vue d’élaborer la loi à la majorité

Protection des droits des individus et des minorités

Acteurs prépondérants :

État, peuple et nation

Individus

Politique linguistique :

Langue commune à l’échelle nationale et diversité linguistique à l’échelle internationale

Diversité linguistique à l’échelle nationale

Groupe(s) et identité(s) davantage valorisé(s) :

Majorité historique et identité nationale

Minorités ethniques et identités minoritaires

 

Pour comprendre si les fondements théoriques possibles de la Loi relative à l’emploi de la langue française, communément appelée la Loi Toubon, et de la Charte de la langue française, connue sous le nom de Loi 101, relèvent du républicanisme d’inspiration française favorable ou du libéralisme anglo-saxon protecteur, il convient de s’attarder autant à l’intention des législateurs qu’à l’interprétation de ces lois.

L’intention des législateurs

 

Bien qu’elles puissent toutes deux être qualifiées de républicaines, l’intention du législateur français et celle du législateur québécois, révélées par les archives parlementaires et des éléments de texte ou de contexte, comportent suffisamment de distinctions pour être analysées séparément.

La Loi Toubon

Afin de préciser les obligations qui découlent de la constitutionnalisation du français survenue en 1992, la Loi Toubon est adoptée en 1994 et précise ceci dès son premier article: « Langue de la République en vertu de la Constitution, la langue française est un élément fondamental de la personnalité et du patrimoine de la France. Elle est la langue de l’enseignement, du travail, des échanges et des services publics ».

Au sujet de l’importance de la participation à la cité et de la loi, lors de l’étude de la Loi Toubon le ministre de la Culture et de la Francophonie, Jacques Toubon, propose « de rendre service à tous les Français, à tous ceux qui s’expriment en français dans notre pays, et de faire en sorte que notre langue puisse demeurer la base même de la vie de la cité »[25].

Concernant le rôle de l’État et celui des individus, le ministre affirme « que l’État donne l’exemple et que les citoyens suivent »[26]. Quant à la nation et au peuple, le ministre considère que « défendre et promouvoir la langue qui est la langue de tous c’est favoriser l’intégration dans la communauté nationale. Parce que le français, c’est la langue du peuple »[27].

Eu égard à la question de la langue commune, un député mentionne qu’« [i]l semble plus judicieux d’aider chacun à rentrer dans un univers défini par un langage commun »[28]. Le ministre est évidemment du même avis. Il ajoute qu’il est du devoir de l’État de protéger la langue nationale de façon à favoriser la pluralité linguistique dans le monde[29].

Enfin, eu égard à la question de la majorité historique, de l’identité nationale et des minorités, il convient de citer à nouveau le ministre qui évoque « la langue française qui est celle de 95 p. 100 de ceux qui vivent dans notre pays »[30]. Plus important encore, il ajoute ceci : « faisons très attention à ne pas proposer cette sorte de démantèlement du tissu social au nom de l’exercice du droit à la différence, de l’expression de la minorité, notamment dans le domaine de la langue! »[31].

Si ce dernier extrait, ajouté aux autres, confirme le caractère républicain de l’intention du législateur, cela ne signifie pas pour autant que cette intention n’ait pas été aussi, dans une moindre mesure, libérale. Un député appartenant au courant libéral de la coalition au pouvoir qualifie même la Loi Toubon de « loi libérale »… après avoir remis en question la pertinence d’y inclure des dispositions pénales et souhaité que cette question soit réexaminée[32]. Pour expliquer cette qualification, il semble se baser essentiellement sur un article qui précise que la loi ne s’oppose pas à l’usage des langues régionales.

Notamment parce que les propos républicains du ministre sont beaucoup plus nombreux que ses propos libéraux et que les dispositions pénales ont été maintenues, nous concluons que l’intention était plus républicaine que libérale. D’ailleurs, cela se reflète dans le texte de la loi qui fait du français le principe et des autres langues l’exception, et ce, dans les domaines de l’enseignement, du travail, des échanges et des services publics… un peu comme au Québec. 

La Loi 101

Le premier paragraphe du préambule de la Charte de la langue française (Loi 101) précise que « Langue distinctive d’un peuple majoritairement francophone, la langue française permet au peuple québécois d’exprimer son identité ».

Au sujet des liens entre la Loi 101, la participation, l’État et la majorité, le ministre d’État au Développement culturel, Camille Laurin, affirme ceci : « Pour assurer enfin la participation démocratique de tous les Québécois à la vie économique et politique du Québec, l’État doit s’assurer que cette vie économique et politique se réalise pour l’essentiel dans la langue de la majorité »[33].

Puisque la libre concurrence entre les langues favorise systématiquement l’anglais, seule la loi peut offrir la liberté de vivre en français. Critiquant explicitement la pensée de John Stuart Mill, il insiste : si « [c]’est toujours le groupe dominant qui profite du laisser-faire de l’État », « le respect des droits individuels, entendus au sens de cette idéologie libérale, devient un mensonge et une hypocrisie »[34]. Selon Laurin, « [c]’est à lui [l’État] qu’il revient, au premier chef, de traduire en termes concrets les intentions de la charte [de la langue française]»[35].

Au sujet de la nation et du peuple, pour le ministre la Loi 101 devait « parachever, sur tous les plans, la nation »[36]. Et l’officialisation du français devait être « le premier geste à poser, car la langue est le fondement même d’un peuple »[37].

Le concept de langue commune n’est pas en reste. Pour le ministre Laurin, le Québec a « besoin d’une langue commune pour assurer la cohésion de la communauté québécoise »[38]. Le préambule de la loi soulignera également la relation entre le français comme langue commune au Québec et la diversité linguistique à l’échelle internationale.

Enfin, le premier ministre René Lévesque confirme l’importance qu’accorde le projet à la majorité historique et son identité: « Nous voici donc […] devant une loi sur la langue, une loi qui est faite pour la défense et la promotion de l’instrument communautaire de tout un peuple (…) l’instrument même de son identité ; pour la défense et l’illustration de la langue d’un peuple qui est ici la majorité »[39].

Cela n’empêche toutefois pas la Loi 101 de garantir des droits aux membres de la minorité anglophone. D’où la question : dans l’interprétation, ces exceptions libérales vont-t-elles l’emporter sur le principe républicain?

L’interprétation

 

Nous avons choisi d’analyser essentiellement, d’une part, les décisions importantes en matière d’interprétation de la Cour de cassation de France et, d’autre part, celles de la Cour d’appel du Québec. Nous avons retenu les jugements où la principale loi linguistique était au cœur du litige, où le raisonnement ayant mené à l’interprétation privilégiée était explicité et où l’enjeu n’était pas d’ordre constitutionnel.

Les jugements en matière d’interprétation de la Loi Toubon

 

Des onze jugements de la Cour de cassation pouvant être qualifiés de jugements d’interprétation, cinq concernent le domaine privé et six le domaine public.

Les jugements en matière privée

Dans un jugement du 26 avril 2000, où il était question d’un mode d’utilisation de guirlandes électriques offertes à la vente rédigé uniquement en allemand, la Cour rejette des arguments fondés sur des droits individuels et conclut qu’il fallait prononcer autant d’amendes que de contraventions constatées[40].

Dans deux décisions du 14 novembre 2000, il était entre autres question de savoir si le consommateur demeurait assez informé, notamment par la présence de pictogrammes, lorsque l’information écrite sur des vêtements n’était qu’en anglais. Or, pour la Cour, les « indications des étiquettes qui complètent les pictogrammes constituent des mises en garde indispensables pour le consommateur » et faute d’une version française de cette information il y avait donc eu violation de la Loi Toubon[41].

Dans son jugement du 3 novembre 2004, dont la logique est réitérée dans un autre datant du 13 novembre 2007, la Cour de cassation casse un arrêt d’une Cour d’appel. Cette dernière avait conclu qu’il était légal d’accompagner un progiciel de documents unilingues anglais dans la mesure où ils étaient destinés à un installateur spécialisé et non à l’utilisateur final qui, une fois le progiciel installé, pouvait avoir accès en ligne aux modes d’emploi rédigés en français[42].

Pour nous, l’interprétation de la Loi Toubon contenue dans ces décisions peut être qualifiée de républicaine. La loi est appliquée largement, conformément aux arguments du ministère public représentant l’État-nation. Cette interprétation est aussi favorable au français langue nationale, plutôt qu’à la diversité linguistique à l’échelle nationale. D’ailleurs, les mots « langue nationale » se retrouvent dans trois de ces décisions[43]. Logiquement, cette interprétation est bénéfique pour la majorité et l’identité nationales, moins pour la minorité germanophone. Dans les deux affaires du 14 novembre 2000, la Cour de cassation réfère d’ailleurs à l’extrait de la Loi Toubon relatif au français « élément fondamental de la personnalité et du patrimoine de la
France »[44].

Dans ses cinq jugements en matière privé, la Cour de cassation préfère à chaque fois une interprétation large des dispositions favorables au français, ce qui se fait au détriment d’une langue étrangère, l’anglais. Cette logique est sans doute vraie aussi en matière publique.  

Les jugements en matière publique

 

Dans une affaire datant du 27 novembre 2001, il était question d’une pièce de procédure dont certains passages étaient rédigés uniquement en créole[45]. L’étaient-ils en contravention du principe du français langue de la République? Selon la Cour, puisque les passages litigieux avaient été traduits en français au cours de l’information, les exigences de la loi étaient respectées[46]. Pour nous, cette interprétation de la Loi Toubon semble légèrement plus libérale que républicaine. Elle est favorable au droit individuel du prévenu de reproduire devant le tribunal des écrits rédigés en une langue autre que le français, alors qu’il aurait été possible de conclure autrement en prônant une application large du principe du français langue de la République. La Cour semble se soucier davantage du sort de l’individu victime que de la politique linguistique de l’État. Enfin, cette interprétation favorise plus la diversité linguistique et la minorité créolophone que la langue commune majoritaire et la majorité nationale. Ce dernier point peut toutefois être nuancé en raison de l’importance que la Cour accorde au fait qu’il y ait eu une traduction en français des écrits en créole.

D’ailleurs, dans une autre décision datant du 4 octobre 2017, la Cour a conclu qu’un juge est fondé à refuser des pièces de procédure et des éléments de preuve en allemand qui ont été traduits en partie seulement, et ce, entre autres en raison de l’article 1 de la Loi Toubon[47]. Toujours en raison de cet article, une autre décision, du 14 février 2018, a tranché qu’un juge ne pouvait fonder son jugement sur un courriel en anglais non traduit en français[48].

De manière comparable, dans une affaire du 1er mars 2017 a été cassée la décision d’annuler un procès-verbal de visite et saisies. L’annulation avait été justifiée par la faible maitrise du français des contribuables visés et l’absence d’interprète. Or, selon la Cour de cassation, comme notamment en vertu de l’article 1 de la Loi Toubon le français est la langue des services publics, il était légal d’effectuer en français la notification de l’ordonnance portant autorisation de visite[49].

Dans une affaire différente qui a fait l’objet d’un jugement le 8 février 2012, le facteur de la traduction semble avoir joué. Cette fois, il s’agit d’un Polonais visé par une procédure d’extradition dont l’avocat s’est vu refuser le droit de plaider en polonais. Outre la présence d’un interprète et d’un avocat français accompagnant l’avocat polonais, ce refus s’explique par une application large de la Loi Toubon[50]. Dans une affaire semblable datant du 3 mars 2010 et impliquant un Allemand, la conclusion a été la même : il était légal de ne pas autoriser l’un de ses conseils à plaider en allemand, dès lors que celui-ci a été entendu[51].

L’interprétation privilégiée dans ces décisions est républicaine, car plus favorable à la loi qu’aux droits individuels. Et elle est favorable à l’État-nation qui l’emporte sur l’individu étranger, tout comme elle est plus favorable à la majorité francophone et sa langue qu’aux minorités non-francophones porteuses de diversité linguistique.

Au total, dans ses six jugements rendus en matière publique, la Cour de cassation adopte une interprétation plus républicaine que libérale de la Loi Toubon dans cinq cas. Reste maintenant à voir s’il en va de même de l’autre côté de l’Atlantique.

 

Les jugements en matière d’interprétation de la Loi 101

Des neuf jugements de la Cour d’appel pouvant être qualifiés de jugements d’interprétation, quatre concernent le domaine privé et cinq le domaine public.

Les jugements en matière privée

Dans l’affaire Miriam[52], la Cour d’appel devait déterminer si une communication rédigée uniquement en anglais par un employeur et adressée à une travailleuse constituait une contravention à la Loi 101 qui  exige de tout employeur qu’il « rédige dans la langue officielle les communications qu’il adresse à son personnel ». La Cour d’appel décida qu’une telle communication était légale puisque, selon son interprétation, la Loi 101 exige de l’employeur qu’il rédige en français les communications qu’il adresse à son personnel, mais uniquement lorsqu’il s’agit du personnel pris collectivement.

L’affaire Parent[53] portait sur l’opposabilité d’une clause d’un contrat d’assurance rédigée uniquement en anglais. La Cour d’appel confirmait l’inopposabilité prononcée précédemment par la Cour supérieure, mais cette fois pour des considérations de droit des contrats étrangères à la législation linguistique. En rejetant explicitement les motifs de cette Cour sur la Loi 101, la Cour d’appel refusait de l’interpréter favorablement à la langue commune.

Dans l’affaire Best Buy[54], la Cour d’appel conclut qu’il est légal d’afficher une marque de commerce en langue anglaise ne comportant pas de français, même si cet affichage a lieu sur la façade d’un commerce.

L’affaire Lagacé[55] portait sur la légalité de l’accréditation d’un syndicat dont les règlements et statuts étaient rédigés uniquement en anglais. On arguait qu’ils constituaient une « communication écrite » du syndicat et que de ce fait ils devaient être rédigés en français selon une règle de la Loi 101. Or, la Cour d’appel les jugeait conformes à cette règle, sous prétexte qu’elle « ne vise[rait] que les communications et échanges avec les membres au sens de correspondence [sic], avis, affiches, etc. ».

Dans tous ces jugements, la Loi 101 est interprétée restrictivement, parfois de manière à protéger les droits individuels d’un commerçant ou d’un employeur. Et cette interprétation favorise non pas la langue nationale, mais la diversité linguistique à l’échelle nationale, plus précisément la langue de la minorité anglophone. L’interprétation par la Cour d’appel des dispositions de la Loi 101 en matière privée est donc libérale… Mais qu’en est-il de celle de cette Cour en matière publique ?

Les jugements en matière publique

Dans l’affaire Odeh[56], le requérant avait obtenu le statut de résident permanent, ce qui devait avoir pour conséquence de l’assujettir aux dispositions de la Loi 101 qui exigent des immigrants qu’ils envoient leurs enfants à l’école française. Puisque ses enfants avaient déjà entamé leurs études en anglais, le requérant plaidait qu’une situation grave d’ordre familial ou humanitaire, telle que le prévoit la Loi 101, justifiait qu’une exemption au principe de l’enseignement en français lui soit accordée. Or, la Cour d’appel s’en tint à l’intention du législateur québécois de faire du français la langue de l’enseignement, favorisant ainsi la loi et la langue majoritaire dans une optique républicaine. Même chose dans l’affaire Vadeboncœur[57] où elle interprète restrictivement un droit individuel d’exception donnant accès à l’école anglaise.

Ces affaires font office d’exception. Il s’agit des seuls jugements d’interprétation rendus par la Cour d’appel où une interprétation large du principe du français est retenue. À l’inverse, dans l’affaire Marois[58], la Cour infirmait une interprétation retenue par la Cour supérieure, mais laissait intacte l’interprétation qui favorisait le choix individuel d’inscrire son enfant dans une école publique anglaise, laquelle avait été retenue par l’instance quasi-judiciaire qui s’était prononcée la première dans ce dossier.

Dans l’affaire Svendsen[59], le tribunal conclut qu’une propriétaire avait droit à un avis rédigé en anglais concernant ses taxes impayées, même si elle ne s’était pas adressée à la ville en anglais, et ce, alors que le texte de la Loi 101 précise comme condition au droit de recevoir une correspondance dans une langue autre que le français de la part de l’administration publique que la personne se soit ainsi adressée à elle.

Enfin, dans l’affaire Gatineau[60], il est question d’interpréter l’article 46 al. 1 de la Loi 101 qui précise qu’« Il est interdit à un employeur d’exiger pour l’accès à un emploi ou à un poste la connaissance ou un niveau de connaissance spécifique d’une langue autre que la langue officielle, à moins que l’accomplissement de la tâche ne nécessite une telle connaissance ». Au sujet de cet alinéa, la Cour d’appel précise que « Le contact du détenteur du poste, dans cette langue, avec une clientèle minoritaire, ou même très minoritaire, suffit à justifier l’exigence linguistique si desservir cette clientèle fait partie intégrante des responsabilités afférentes au poste » et que « la notion de nécessité n’exclut aucunement “le désir de donner du service à la communauté anglophone” ». Puis, elle donne raison à la ville de Gatineau qui, dans l’affichage d’un poste de commis, exigeait la capacité de communiquer en anglais.

Trois des cinq jugements en matière publique favorisent donc une interprétation stricte de la loi bénéfique à certains droits individuels, à la diversité linguistique à l’échelle nationale et à la minorité anglophone; autrement dit, une interprétation libérale.

Conclusion

 

En France, le total est de dix décisions plus républicaines contre une plus libérale. Côté québécois, il y a sept jugements plus libéraux et deux plus républicains. Autrement dit, en France, autant l’intention que l’interprétation étaient essentiellement républicaines. À l’inverse, au Québec, l’intention était principalement républicaine et seulement un peu libérale, alors que l’interprétation a été plus libérale et moins républicaine.

Or, les fondements d’une interprétation de la Loi 101 à la fois large et respectueuse des droits des anglophones résident peut-être dans le respect du républicanisme moderne. Car ce républicanisme, qui comprend la liberté comme non-domination, cherche à concilier l’individu ainsi que les minorités et l’État-nation démocratique qui repose sur une majorité, au lieu de les opposer comme le fait trop souvent le libéralisme anglo-saxon[61].

Mots-clés : Républicanisme, Libéralisme, langue, Québec, France

[1] Le présent texte est une version revue de: Guillaume Rousseau et Éric Poirier, « Le droit linguistique en France et au Québec : de l’intention républicaine à l’interprétation libérale ? » in Du principe au terrain, Norme juridique, linguistique et praxis politique, Giovani Agresti et Joseph Turi (dir.), Canterano, Aracne, 2018, p. 227-241.

[2] Joseph Turi, « Le droit linguistique et les droits linguistiques », Cahiers de Droit, no 31, 2, 1990, pp. 641-650.

[3] Serge Audier, Les théories de la république, Paris, La Découverte, 2004.

[4] Aristote, La politique, Paris, PUF, 1983.

[5] Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social et autres œuvres politiques, Paris, Garnier Frères, 1975.

[6] Ibid.

[7] Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, Paris, Armand-Aubrée, 1832.

[8] Jean-Fabien Spitz, « Républicanisme et droits de l’homme ». Le Débat, no 97, 1997, pp. 48-69.

[9] Dominique Schnapper, Qu’est-ce que la citoyenneté?, Paris, Gallimard, 2000.

[10] Ibid, p. 242.

[11] Ibid, p. 259.

[12] Ibid.

[13] Danic Parenteau, Précis républicain à l’usage des Québécois, Anjou, Fides, 2014.

[14] Marc Chevrier, La république québécoise, Montréal, Boréal, 2012, p. 286.

[15] Ibid, p. 161.

[16] Ibid, p. 287.

[17] John Locke, Traité du gouvernement civil, trad. par D. Mazel, Paris, Garnier-Flammarion, 1992.

[18] Francis-Paul Bénoit, Aux origines du libéralisme et du capitalisme en France et en Angleterre, Paris, Dalloz, 2006.

[19] John Stuart Mill, « Considerations on Representative Government », in Utilitarianism, Liberty and Representative Government, London, Dent, 1972.

[20] Daniel Weinstock, « La problématique multiculturaliste » in Les philosophies politiques contemporaines, Alain Renault (dir.), Paris, Calmann-Lévy, 1999, pp. 427-461 et John Rawls, Libéralisme politique, Paris, PUF, 1995.

[21] Fernand de Varennes, Language, Minorities and Human Rights, Cambridge, Martinus Nijhoff Publishers, 1996.

[22] Pierre Elliot Trudeau, « The Values of a Just Society », in Towards a just Society,  Thomas S. Axworthy et Pierre Elliot Trudeau (dir.). Toronto, Penguins, 1991, pp. 401-429.

[23] Will Kymlicka, La citoyenneté multiculturelle, Montréal, Boréal, 2001. 

[24] Ibid.

[25] Assemblée nationale de France, Journal officiel, Seconde session ordinaire de 1993-1994, p. 1383.

[26] Assemblée nationale de France, Journal officiel, Seconde session ordinaire de 1993-1994, p. 2886.

[27] Ibid, p. 1361.

[28] Ibid, p. 1384.

[29] Ibid, p. 1381.

[30] Ibid, p. 1360.

[31] Ibid, p. 1383.

[32] Ibid., p. 1401.

[33] Assemblée nationale du Québec, Journal des débats, 31e législature, 1977, p. 2187.

[34] Ibid., p. 2188.

[35] Ibid. 

[36] Ibid., p. 2186.

[37] Ibid. 

[38] Ibid., p. 2187.

[39] Ibid., p. 3443.

[40] Cour de Cassation, Chambre criminelle, du 26 avril 2000, 98-86.408, Publié au bulletin.

[41] Cour de Cassation, Chambre criminelle, du 14 novembre 2000, 99-86.216, Publié au bulletin ; Cour de Cassation, Chambre criminelle, du 14 novembre 2000, 99-86.217, Inédit.

[42] Cour de Cassation, Chambre criminelle, du 3 novembre 2004, 03-85.642, Publié au bulletin.

[43] Cour de Cassation, Chambre criminelle, du 14 novembre 2000, op. cit. et Cour de Cassation, Chambre criminelle, du 14 novembre 2000, op. cit.

[44] Ibid.

[45] Cour de Cassation, Chambre criminelle, du 27 novembre 2001, 01-83.330, Inédit.

[46] Ibid.

[47] Cour de Cassation, Chambre commerciale, du 4 octobre 2017, 14-28234, Inédit.

[48] Cour de Cassation, Chambre commerciale, du 14 février 2018, 15-25346, Inédit.

[49] Cour de Cassation, Chambre commerciale, du 1 mars 2017, 15-26654, Publié au bulletin.

[50] Cour de Cassation, Chambre criminelle, 8 février 2012, 11-88.044, Publié au bulletin.

[51] Cour de Cassation, Chambre criminelle, du 3 mars 2010, 03-88.234, Publié au bulletin.

[52] Syndicat canadien de la Fonction publique c. Centre d’accueil Miriam, [1984] C.A. 104, [1984] n° AZ-84011078.

[53] British Aviation Insurance Group (Canada) Ltd. c. Parent, [2001] n° AZ- 01019612 (C.A.).

[54] Québec (Procureur général) c. Magasins Best Buy ltée, 2015 QCCA 747.

[55] Lagacé c. Union des employés de commerce, local 504 (T.U.A.C., F.T.Q.), [1988] R.J.Q. 1791 (C.A.).

[56] Odeh c. Québec (Ministère de l’Éducation) (Comité d’examen sur la langue d’enseignement), 2005 QCCA 670.

[57] Marois c. Vadeboncœur, [2001] n° AZ-50083354 (C.A.).

[58] Smith c. Marois, ès qualités Ministre de l’Éducation, [1998] RJQ 566 C.S.

[59] 118353 Canada ltéee c. Svendsen, [2002] n° AZ-50131756 (C.A).

[60] Gatineau (Ville de) c. Syndicat des cols blancs de Gatineau inc., 2016 QCCA 1596.

[61] Philip Pettit, Républicanisme : une théorie de la liberté et du gouvernement, Paris, Gallimard, 2004. 

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