La Corse dans les écrits de jeunesse de Bonaparte

Comment oublier en cette année du Bicentenaire de sa mort, que Napoléon dans sa jeunesse n’a eu qu’une obsession : la Corse. 

C’est ce que montrent ses écrits de jeunesse : notes de lecture, esquisses d’études historiques, brouillons de roman, essais inachevés. Il y attacha toujours, même si ses idées évoluèrent, une grande importance, puisqu’il les conserva jusqu’en 1815, à l’exception du Souper de Beaucaire qui fut, il est vrai, imprimé.

Après sa seconde abdication, il fit de ses papiers, deux lots, l’un comprenant tous les écrits de 1785 à 1792, fut remis au cardinal Fesch, le second contenant la période de 1793 à 1795 fut conservé par l’Empereur et emporté à Sainte-Hélène.

Le cardinal Fesch garda, lui, son lot à Rome. À sa mort, en 1839, son premier grand vicaire, l’abbé Lyonnet, jugeant le paquet intéressant, le rapporta à Lyon. Des indiscrétions coururent alors sur son importance. On se passionnait à nouveau pour Napoléon après la publication du Mémorial de Sainte-Hélène en 1823. Le fameux mathématicien Libri, devenu inspecteur des bibliothèques, grand collectionneur de manuscrits, acheta ceux de Napoléon. Il en publia quelques fragments dans la Revue des Deux Mondes et dans L’Illustration. Libri vendit ensuite ses documents à Lord Ashbury. Le fils de celui-ci revendit les œuvres de jeunesse de Napoléon à la bibliothèque Laurentienne de Florence, berceau de la famille Bonaparte. C’est dans ce lot que figurent les principaux écrits de Bonaparte sur la Corse. Ils ont été publiés par Frédéric Masson, assisté de l’érudit italien Guido Biagi, en 1895, mais sans appareil scientifique et sans index. On ignorait le sort du deuxième lot qu’avait recueilli, après la mort de Napoléon, son médecin Antommarchi, qui les vendit au comte polonais Titus Dzialynski. Ils furent retrouvés et publiés, là encore sans appareil critique, par Simon Askenazy, en 1929.

J’ai réuni ces deux lots dans une édition critique en 1967, pour la Société encyclopédique française. Edition reprise par la suite par Tchou.

Ce long préambule pour rappeler que les documents qui seront cités sont parfaitement authentiques. Ils sont bien de la main de Napoléon.

Quand commence-t-il à écrire ? C’est le 15 décembre 1779 que Charles Bonaparte emmène ses fils Joseph et Napoléon sur le continent pour leurs études.

  • 1er janvier 1779 -15 mai 1779 : Collège d’Autun 
  • Mai 1779 – octobre 1784 : Brienne 
  • Octobre 1784 – octobre 1785 : Ecole militaire de Paris.

Napoléon est ensuite affecté au régiment de La Fère où il arrive en novembre 1785, pour servir dans une compagnie de bombardiers. Il loge chez Mlle Bou et voit peu de monde.

Trois observations :

  • Il n’a pas revu la Corse depuis 1778, soit depuis 7 ans ;
  • Il a reçu des brimades comme Corse et comme étant d’une noblesse douteuse ;
  • Il n’espère pas de brillante carrière militaire. C’est la paix depuis la fin de la Guerre d’indépendance d’Amérique. Il se trouve dans une ville de garnison où il ne se passe rien.

Reste la plume. Carnot (Eloge de Vauban), Gassendi (Epitre d’un vieillard à un dernier ami) sans oublier Laclos ont choisi cette manière de s’illustrer.

Il va donc écrire. Et écrire sur la Corse.

Pourquoi Marbeuf a-t-il favorisé l’envoi de Napoléon pour faire des études sur le continent ? Relation avec Madame Mère ? Surtout il s’agit d’intégrer Napoléon dans la France de Louis XVI, en faire un officier français.

Or c’est l’inverse qui se produit. L’officier se transforme en patriote corse. Corse il est, Corse il se veut.

Premier écrit, daté du 26 avril 1786. « C’est aujourd’hui que Paoli entre dans sa soixante et unième année. Son père Hiacinte Paoli aurait-il jamais cru, lorsqu’il vint au monde, qu’il serait compté un jour au nombre des plus braves hommes de l’Italie moderne. Les Corses étaient en ces temps malheureux écrasés par la tyrannie génoise. »

C’est donc Paoli qui les a réveillés. Question : « Les Corses étaient-ils en droit de secouer le joug génois ? »

Suit une longue démonstration justifiant l’insurrection et montrant que « par la nature du contrat social, un corps de nation peut déposer un prince », « ainsi, écrit-il, les Corses ont pu, en suivant toutes les lois de la justice secouer le joug génois et peuvent en faire autant de celui des Français – Amen. »

Il écrit un autre texte, daté selon Masson du 3 mai 1786. Il fut publié par Libri en 1842 et commenté sévèrement par Chateaubriand dans ses Mémoires d’Outre-Tombe. Exercice de style ? Sincérité ? Nouvelles mauvaises venues de Corse ? Ecoutons-le :

« Toujours seul au milieu des hommes, je rentre pour rêver avec moi-même et me livrer à toute la vivacité de ma mélancolie. De quel côté est-elle tournée aujourd’hui ? Du côté de la mort.

« Je suis absent depuis sept ans de ma patrie. Quels plaisirs ne goûterais-je pas à revoir dans quatre mois et mes compatriotes et mes parents.

« Mais quel spectacle verrais-je dans mon pays ? Mes compatriotes chargés de chaînes et qui baisent en tremblant la main qui les opprime. Ce ne sont plus ces braves Corses qu’un héros animait de ses vertus, ennemis des tyrans, du luxe, des vils courtisans…

« Français, non contents de nous avoir ravi tout ce que nous chérissions, vous avez encore corrompu nos mœurs. Le tableau actuel de ma patrie et l’impuissance de la changer est donc une nouvelle raison de fuir une terre où je suis obligé par devoir de louer des hommes que je dois haïr par vertu. »

Dépression ? Influence de Werther ?

La morosité d’une vie de garnison s’efface devant ce congé semestriel qui lui permet de revoir – enfin – la Corse. Il y arrive le 15 septembre 1786. « Je suis donc arrivé dans ma patrie, sept ans et neuf mois après mon départ. » note-t-il.

Il ne la quitte que le 1er septembre 1787.

Mais l’obsession le reprend : il rêve maintenant d’écrire l’histoire de la Corse et de ses aspirations à la liberté.

Il écrit : « J’ai à peine atteint l’âge (non précisé) et cependant je manie le pinceau de l’histoire… Chers compatriotes, nous avons toujours été malchanceux. Aujourd’hui membres d’une puissante monarchie, nous ne ressentons de son gouvernement que les vices de sa constitution et aussi, malheureux, nous ne voyons de soulagement à nos maux que dans la suite des siècles. »

Deuxième retour dans l’île le 1er janvier 1788. Il la quittera fin mai 1788.

Il est désormais à Auxonne. La vie de garnison reprend. Il écrit à l’archidiacre Lucien : « Je n’ai ici d’autres ressources que le travail. Je ne m’habille que tous les huit jours. Je dors très peu depuis une maladie (des fièvres). Je me couche à 10 heures et suis levé à 4 heures du matin. Je ne fais qu’un repas. »

Il lit beaucoup et prend d’abondantes notes. Il rédige même un mémoire sur la disposition des canons pour donner plus d’efficacité au tir. La montée de la Révolution retient peu son attention. Il s’intéresse à ses origines financières : il lit les Mémoires de l’abbé Terray et le Compte-rendu de Necker. Il ne cache pas son aversion pour le principe monarchique. Ainsi cette observation notée le 23 octobre 1788 : « Il n’y a que fort peu de rois qui n’eussent pas mérité d’être détrônés ».

Cette haine de la monarchie, c’est la haine de la monarchie française. À mesure qu’elle s’effondre il ne dissimule plus son hostilité contre les conquérants de son pays. Cette haine éclate dans une fiction imaginée par Bonaparte et qu’il intitule La Nouvelle Corse. Une œuvre de fiction inspirée de Robinson Crusoé et de Bernardin de Saint-Pierre.

Le narrateur échoue sur une île déserte où il découvre un vieillard et sa fille.

« J’ai puisé la vie en Corse et avec elle un violent amour pour mon infortunée patrie et pour son indépendance. » Il rappelle comment les Français contraignirent Paoli à s’exiler et la nation à se soumettre. « J’ai juré de ne pardonner à aucun Français. » Assistant au naufrage d’un navire français, il aperçoit des naufragés. « Après les avoir secourus comme hommes, nous les tuâmes comme Français. »

Cette remarque résume l’esprit de La Nouvelle Corse qui tourne court.

Alors que la Révolution fait rage, il obtient un nouveau congé de fin septembre 1789 à février 1791.

Il veut écrire l’histoire de la Corse. Il reprend un projet de lettres sur la Corse qu’il souhaitait adresser à Necker puis finalement à l’abbé Raynal. Puisant ses sources dans un livre sur la Corse de l’Anglais Boswell et dans l’Histoire des révolutions de la Corse de l’abbé Germanes, il se lance. La 1ère lettre va de la préhistoire à l’arrivée en Corse des Génois ; la deuxième va du XIIème siècle à Sampiero Ornano ; la troisième analyse la politique de l’empereur d’Autriche Charles VI envers la Corse.

Il soumet le projet à Paoli, le 16 mars 1791, mais il s’attire un refus : « L’Histoire ne s’écrit pas dans les années de jeunesse. » Ce refus refroidit l’ardeur paoliste de Bonaparte.

En juin 1791, il est affecté d’Auxonne à Valence.

Il commence un quatrième séjour en Corse de septembre 1791 à mai 1792. Il est engagé maintenant dans la vie politique corse. Il devient lieutenant-colonel du 2ème bataillon de volontaires Corses. Retour en France en mai 1792. Il assiste au sac des Tuileries le 10 août.

15 octobre 1792 : C’est un cinquième séjour en Corse qui tourne mal. 11 juin 1793 : il quitte la Corse pour fuir les partisans de Paoli.

Il n’écrira plus sur la Corse. Elle sort de ses pensées immédiates. Il n’en écrira pas l’histoire. Mais à Sainte-Hélène comme nous le rappelle Le Mémorial, il l’évoquera avec nostalgie. 29 mai 1816 : « La Conversation est tombée sur la Corse et y est demeurée plus d’une heure. La Patrie est toujours chère disait l’Empereur. La Corse avait mille charmes, il en détaillait les grands traits. Sur la coupe hardie de la structure physique, il disait que les habitants insulaires ont toujours quelque chose d’original par suite de leur isolement.

Tout y était meilleur, il n’était pas jusqu’à l’odeur du sol même ; elle lui eût suffi pour le deviner les yeux fermés. Il ne l’avait retrouvée nulle part. »

Napoléon c’est l’inventeur de la France moderne, c’est l’Empereur d’une Europe presque entièrement sous sa domination, mais c’est avant tout l’enfant de cette Corse qu’il n’a jamais oubliée.

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