La morale des droits de l’homme de Marcel Conche : une pensée républicaine ?

Marcel Conche n’est pas un penseur de la République.

Il est un philosophe métaphysicien.

Pourquoi alors avoir choisi d’interroger sa pensée à la lumière des principes républicains ? Débutons le présent travail en tentant de répondre à cette question.

Penseur français décédé le 27 février 2022[1], Marcel Conche compte parmi les philosophes contemporains les plus reconnus. Spécialiste de la philosophie grecque, il se définit comme un philosophe naturaliste. Pour lui, la nature, non seulement englobe toute chose, mais est à l’origine de toute chose, l’homme y compris. Dès lors, sa philosophie appartient au courant universaliste dont nous pourrions illustrer la pensée par la devise humaniste de Térence : « Je suis homme, rien de ce qui est humain ne m’est étranger[2]».

C’est dans ce cadre universel que se situe la morale des droits de l’homme de Marcel Conche. Une morale universelle, qu’il n’inscrit pas dans le cadre d’une République, ni de tout autre régime, se positionnant au-delà des régimes politiques. Pour autant, bien que n’étant pas une morale de la République, cette pensée a de quoi nourrir la présente réflexion. De quelle manière ?

Afin d’esquisser une réponse, proposons au lecteur quelques-unes des « convictions vécues » du philosophe, réflexions « méditantes » relatives à sa pensée :

« Je vais vous dire “en un mot” ce que je crois :

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– La philosophie est recherche de la vérité au sujet du Tout de la réalité, et de la place de l’homme dans le Tout ;

– En tant que tentative de concevoir le Tout de la réalité, la philosophie est dite “métaphysique” ; et toute philosophie qui mérite ce nom est d’abord métaphysique ; (…)

– Il y a plusieurs métaphysiques, mais il n’y a qu’une morale ; la morale des droits de l’homme définit ce qui est l’absolu moral de notre époque[3] ».

Cet absolu moral est le point de départ des implications politiques de sa philosophie, et c’est sur cette question -plus précisément sur le lien entre morale et politique dans sa pensée-, que nous avons choisi de réaliser notre mémoire de Sciences Po, en 2011[4]. C’est ainsi que nous avons fait la connaissance du philosophe, lorsque, au-delà de la lecture de ses ouvrages, nous avons souhaité l’interroger sur cet aspect de sa réflexion.

Marcel Conche, avec beaucoup de générosité et, nous le croyons, un réel intérêt intellectuel pour ces questionnements, a accepté de nous suivre sur ce terrain. Pourquoi ? Parce que « si le philosophe de la morale n’a pas à tracer de nouveaux chemins dans les nuées », il lui revient de « considérer la terre, et, parmi les chemins que les hommes suivent chercher ceux qui mènent du désordre à l’ordre[5] ».

S’est alors instauré une série d’échanges épistolaires avec le philosophe[6]. Ce sont ces correspondances, ainsi que certains de ses ouvrages[7] qui nous permettent aujourd’hui de réinterroger sa pensée du point de vue de la question républicaine.

Avant d’aller plus avant dans l’exploration de ce sujet, il convient d’exposer ce que nous entendons par républicanisme. Pour ce faire, nous poserons ici quelques bases conceptuelles proposées par le Professeur Viroli, l’une des références en la matière, et qui nous a fait l’honneur de co-diriger notre thèse.

« Par République, on entend la communauté politique de citoyens souverains fondée sur le droit et le bien commun[8] ».

« Le second principe fondamental du républicanisme est que la vraie liberté consiste dans le fait de ne pas être dépendant de la volonté arbitraire d’un ou de plusieurs hommes, et exige, outre le respect rigoureux du gouvernement de la loi, l’égalité des droits civiques et politiques.

La vraie liberté, explique Cicéron, existe “seulement dans la République où le peuple a le pouvoir souverain” et comporte une “égalité absolue des droits” au sens où la liberté ne consiste pas à vivre sous un maître juste mais à n’en avoir aucun”[9] ».

« Dans sa longue histoire, le républicanisme s’est distingué des autres traditions de pensée politique non seulement par les idéaux de la République et de la liberté, mais également par l’insistance sur l’idée que l’une et l’autre ont besoin, pour exister, de la vertu civique des citoyens. (…) Le cœur du républicanisme est la charité laïque, c’est-à-dire cette passion qui nous fait nous sentir l’oppression, la violence, l’injustice et la discrimination perpétrée contre les autres comme des actes qui nous offensent comme si nous en étions les victimes[10] ».

Ces éléments étant présentés, nous pouvons à présent explorer la pensée morale de Marcel Conche à la lumière de la tradition du républicanisme.

La morale des droits de l’homme

Selon Marcel Conche, la morale des droits de l’homme revêt un caractère essentiel pour la société d’aujourd’hui. Toutefois, celle-ci n’existe pas en soi. Elle doit être « fondée [11] ». Une déclaration des droits, aussi importante soit-elle, n’est en rien suffisante, il convient de la baser sur un « fondement » supérieur. En somme, le droit positif doit découler du droit moral. Droit moral que le philosophe se propose de fonder.

Pour cela, il rejette la méthode qui consiste à baser la morale sur une religion ou une métaphysique particulière, dans la mesure où celles-ci peuvent toujours être contestées.

Par ailleurs, cette morale ne peut être déterminée par l’état du monde et le sentiment d’urgence qu’il suscite. En effet, cet état ayant un caractère contingent, la morale doit être fondée, même en son absence.

Marcel Conche préfère supposer une société sans problème particulier, une société que l’on pourrait qualifier de société « de base », dans la mesure où elle ne prendrait les caractéristiques d’aucune société particulière et serait, en ce sens, universalisable. Pour cela, le philosophe considère une société minimale, de deux personnes, le problème moral existant dès lors qu’il y a plus d’une personne. Cette société minimale sera celle que le philosophe formera avec son interlocuteur : le lecteur. C’est à partir du dialogue et de la possibilité même de dialoguer que l’auteur entend fonder la morale. Pour Marcel Conche, le simple fait d’accepter le dialogue consiste à reconnaître l’égalité des hommes car, pour dialoguer avec quelqu’un, il faut le considérer comme son égal. Précisons qu’il doit s’agir d’un dialogue « vrai » : les deux interlocuteurs doivent faire l’effort de comprendre la position de l’autre et de dire ce qui leur semble « vrai ». Rappelons que, pour Marcel Conche, la recherche de la vérité est l’objectif de la philosophie. Il s’agit donc ici de découvrir une vérité universelle, à travers un dialogue véritable.

Considérer son interlocuteur comme capable de vérité revient à le reconnaître comme son égal, et de ce fait à fonder l’égalité entre les hommes. Pour Marcel Conche, « Si Hitler avait accepté de dialoguer avec un juif, il aurait par là même nié la différence de valeur entre un juif et un autre homme. Il aurait donc accepté l’égalité de tous les hommes et nié son racisme[12]». Or, l’important est de fonder la morale « pour ceux qui ne croient pas en l’égalité de tous les hommes et avec eux[13] ». Le dialogue impliquant deux individus sans caractéristiques particulières, il permet de fonder la morale avec n’importe qui, et en particulier avec ceux qui niaient jusqu’alors cette égalité. Le dialogue suppose donc l’universel. Ainsi, le fait même d’accepter le dialogue suppose d’admettre l’égalité des hommes, qui est la base de la morale des droits de l’homme.

 « … j’entends fonder la morale sur le simple fait que celui qui conteste que l’on ait à fonder la morale accepte de dialoguer avec moi. La morale se fonde sur le fait même du dialogue, plus précisément sur le fait que tout homme, dans le dialogue, saisisse son interlocuteur comme son égal[14] ».

Cette égalité d’essence est la base de la pensée morale de Marcel Conche. Signalons, s’agissant de cette idée d’égalité, la convergence avec les principes républicains précédemment exposés.

De cette égalité découlent un certain nombre de droits et de devoirs, tels que le respect de la dignité humaine, le droit de révolte et le devoir de substitution.

Le respect de la dignité humaine

Chaque homme étant par essence l’égal de tout autre, il est en droit de se considérer comme tel. Dans la société s’est instauré un système de statuts impliquant que certains êtres humains sont considérés comme supérieurs et d’autres comme inférieurs. Cependant, pour Marcel Conche, cette inégalité « est seulement dans les rôles que l’on est appelé à jouer ; dans la comédie, nous ne jouons pas tous le même personnage[15]». Ainsi, pour que soit respectée la dignité humaine de chaque individu « c’est-à-dire le droit de chacun de se considérer comme l’égal de tout autre[16] », il ne faut plus penser en termes de hiérarchie. Aucun homme n’est donc fondé à se considérer comme supérieur à un autre, car il n’est supérieur que « par accident[17] ». S’il le fait, il nie la dignité humaine d’autrui, mais également la sienne. En effet, il existe « une réciprocité d’essence des êtres humains[18] » et « ma dignité n’est pas proprement la mienne : elle est celle de tout homme, et donc elle est intéressée à la dignité de tout homme[19] ».

Ce principe de réciprocité est tout à fait essentiel dans la pensée du philosophe. Il est la base de l’ensemble des droits de l’homme et, de façon encore plus significative encore, du droit de révolte et du devoir de substitution.

Le droit de révolte

Selon Marcel Conche, en vertu de la dignité humaine, l’homme ne doit pas s’abaisser. Il en va de sa propre dignité mais également de celle d’autrui. Le philosophe se pose alors la question que s’était posée avant lui La Boétie :

« Comment se fait-il alors “que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations, endurent quelquefois un tyran seul, qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent” ? [La Boétie, Discours sur la servitude volontaire] (…) C’est, répond La Boétie, chaque sujet obéissant, qui, par l’obéissance même, fait la puissance du pouvoir[20] ».

Pour Marcel Conche, il existe donc un droit à la rébellion. Lorsqu’un individu est dans une situation où son abaissement est tel que sa dignité est niée, et que la discussion ne peut régler cette situation, il est en droit de se révolter. Il y va non seulement du respect de sa dignité humaine, mais de celle de tous.

Nous remarquerons que, pour Albert Camus également, la révolte dépasse l’individu singulier :

« la révolte (…) bien qu’elle naisse dans ce que l’homme a de plus strictement individuel, met en cause la notion même d’individu. Si l’individu, en effet, accepte de mourir, et meurt à l’occasion, dans le mouvement de sa révolte, il montre par là qu’il se sacrifie au bénéfice d’un bien dont il estime qu’il déborde sa propre destinée[21] ».

La révolte est, pour Albert Camus comme pour Marcel Conche : « le mouvement qui dresse l’individu pour la défense d’une dignité commune à tous les hommes[22] ».

Notons que le droit de révolte conduit le philosophe à reconnaître le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, « Je suis en faveur du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes[23]», ainsi que la légitimité de la désobéissance civile. Nous reviendrons sur ce dernier point.

Il est également à l’origine d’un devoir : le devoir de substitution.

Le devoir de substitution

En vertu du droit à se considérer comme l’égal de tous, ou droit à ce que sa dignité humaine soit respectée, chaque homme « doit reconnaître ce droit comme étant aussi celui de tout autre puisqu’il est celui de l’homme comme tel. Dès lors, il ne peut revendiquer pour lui-même la reconnaissance de cette dignité, de cette égalité d’essence sans la revendiquer pour tous[24] ». Ainsi, lorsque celle-ci est niée à un autre homme qui ne peut la revendiquer lui-même, il est de notre devoir de chercher à la faire respecter : « je dois me substituer à lui pour affirmer sa dignité et faire valoir ses droits[25] ».

Dans l’affirmation de ces droits par le philosophe, ainsi que par les contours qu’il leur donne, nous retrouvons certains des éléments essentiels du républicanisme, exposés en début d’article.

Comme nous l’avons déjà signalé, nous pensons, tout d’abord, à la place de la notion d’égalité. De la nécessité de défendre cette égalité découle le droit -qui est aussi un devoir- de révolte. Nous nous rapprochons là d’une idée énoncée par Maurizio Viroli :

« Le second principe fondamental du républicanisme est que la vraie liberté consiste dans le fait de ne pas être dépendant de la volonté arbitraire d’un ou de plusieurs hommes ».

Si cela passe avant tout par « le respect rigoureux du gouvernement de la loi[26] », l’auteur précise :

« Même le meilleur système constitutionnel et les meilleures lois ne suffisent pas à protéger la République de l’agression externe, de la tyrannie et de la corruption, tant que ces ordres et ces lois ne sont pas soutenus par cette forme particulière de sagesse qui fait comprendre aux citoyens que leur intérêt individuel fait partie du bien commun, par cette générosité de l’âme et cette juste ambition qui les poussent à participer à la vie publique, par cette force intérieure qui confère la détermination de résister contre les puissants et les arrogants qui veulent opprimer[27] ».

Résistance « contre les puissants et les arrogants qui veulent opprimer » qui est au cœur du droit de révolte de Marcel Conche.

L’égalité implique également le devoir de substitution, qui trouve une correspondance avec l’idée de « charité laïque » précédemment présentée.

« Le cœur du républicanisme est la charité laïque, c’est-à-dire cette passion qui nous fait nous sentir l’oppression, la violence, l’injustice et la discrimination perpétrée contre les autres comme des actes qui nous offensent comme si nous en étions les victimes. » (Maurizio Viroli)

Observons que pour Marcel Conche, cela est en lien avec la nature de l’homme.

Pour le philosophe, l’égoïsme est un non-sens. S’il ne nie pas son existence, il ne fait pas partie de « l’être de l’homme » : « Comme le dit Heidegger, le Dasein[28] – l’être de l’homme – est un Mitsein, un “être avec”, plus précisément un Miteinandersein – un “être les uns avec les autres” – originaire[29] ».

Dans son ouvrage La liberté, Marcel Conche parle d’« essence sociale (non égoïste) de l’homme[30] ». L’auteur s’oppose donc à l’idée que l’homme est avant tout un être égoïste. Idée pourtant aujourd’hui largement répandue, comme le rappelle Michel Terestchenko dans Un si fragile vernis d’humanité – Banalité du mal, banalité du bien[31] :

« Depuis plus de trois siècles, la pensée occidentale s’est construite sur l’idée que les hommes, laissés à leurs tendances naturelles, ne visent à rien d’autre qu’à satisfaire aussi rationnellement que possible leurs propres intérêts, à fuir, autant qu’il est en eux, la peine, n’étant soucieux du bien d’autrui que dans la mesure où ils en retirent quelque avantage ou utilité. (…) Ce paradigme égoïste, formulé en leur temps par Hobbes, La Rochefoucauld, Mandeville, puis Bentham, domine de façon presque incontestée dans les sciences humaines contemporaines (…)[32] ».

Marcel Conche parle d’« Ego-altruisme » de l’homme, c’est-à-dire que « Chacun veut ce qui lui revient mais veut aussi pour les autres, ce qui leur revient. Vouloir ce qui revient aux autres pour soi-même, est lié à la société[33] ».

L’homme est, pour Marcel Conche, naturellement bon : « L’homme étant l’œuvre de la Nature (…) est originellement bon, car la Nature ne saurait créer rien de mauvais[34] ».

C’est donc naturellement que l’homme agira pour le Bien commun. Nous trouvons là une différence notable avec les penseurs du républicanisme. Pour Marcel Conche, les actions qui découlent de ce que les républicains nomment « charité laïque », ne proviennent pas de la vertu civique des citoyens -entendue au sens de participation civique- mais bien de la nature humaine. Malgré cette divergence d’appréciation sur l’origine de la charité laïque, les principes exposés par le philosophe sont bien similaires à ceux exprimés par les penseurs républicains.

Penchons-nous à présent sur les conséquences concrètes de ces droits et devoirs.

 

Les conséquences de la morale des droits de l’homme

Des droits premiers ci-dessus exposés -respect de la dignité humaine, droit de révolte, devoir de substitution- découlent de nombreux autres. Certains d’entre eux sont éminemment politiques.

C’est le cas du droit à la parole. Il s’agit là de l’un des droits les plus classiques et essentiels, fondateur de la liberté politique. Selon Marcel Conche, ce qui permet d’affirmer l’égalité de tous les hommes est la capacité humaine qui permet de penser « vrai », de ce fait :

« Est-il possible (…) de ne pas reconnaître aux hommes le droit de dire cette vérité dont ils ne peuvent manquer de se rendre compte à eux-mêmes en tant que pensants, c’est-à-dire dans le discours intérieur (…), et de ne pas reconnaître ce droit à tous les hommes ? Le droit à la parole est le droit de dire aux autres ce que l’on se dit à soi-même, d’être au dehors comme on est au-dedans[35] ».

Le droit à la parole consiste, pour le philosophe, au droit à « tenir un discours unifié[36] », c’est-à-dire à tenir le même discours en privé et en public. Le droit à la parole est donc un droit premier, qui suppose le refus de la censure ainsi que la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique naturellement la liberté de la presse. Pour Marcel Conche, la liberté de parole est le droit le plus fondamental, dans la mesure où il permet de revendiquer tous les autres, c’est « le droit d’affirmer son droit[37] ».

Même si nous ne pouvons les développer ici, d’autres droits et devoirs essentiels du point de vue politique, tels que le droit à la sûreté, sont également présents dans la pensée du philosophe. Nous exposerons toutefois l’un d’entre eux, en raison de ses implications non seulement politiques mais également sociales et sociétales : le droit à vouloir vivre.

Les différents textes internationaux relatifs aux droits de l’homme reconnaissent un droit à la vie. C’est le cas notamment de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme qui affirme dans son article 3 que « tout individu a droit à la vie ». Pour Marcel Conche, on ne peut parler d’un droit à la vie mais d’un droit à vouloir vivre, car nous ne pouvons contrôler ni la mort, ni les hasards qui font que l’on est en vie.

Du droit à vouloir vivre découlent deux devoirs : le devoir de laisser vivre et celui de permettre de vivre. Le premier renvoie à une préoccupation fondamentale des déclarations des droits : l’interdiction de l’homicide. Différentes questions font alors débat, de la peine de mort à la justification (ou non) de la guerre, en passant par l’euthanasie ou l’avortement. Nous ne pouvons développer ici l’ensemble des conséquences d’un tel devoir, mais signalons tout de même le fait que le philosophe s’est positionné sur ces différentes questions[38].

Le second devoir -celui de permettre de vivre- implique, quant à lui, le droit aux moyens de la vie :

« Il est un droit de faire en sorte que nous soyons en vie et en santé pour autant qu’il dépend de nous, et un droit de demander qu’il soit fait en sorte que nous soyons en vie et en santé pour autant qu’il dépend des hommes[39] ».

Le droit aux moyens de la vie engendre différentes conséquences, sur lesquelles nous avons interrogé le philosophe. C’est le cas, en particulier, en matière de politiques publiques, l’État devant lutter contre les inégalités et les injustices sociales. Il existe, pour le philosophe, un « devoir de donner » :

« Donner à ceux qui n’ont pas, alors qu’on a à suffisance, n’est pas devoir de charité, comme on dit, mais de justice, puisqu’il s’agit (…) d’une obligation stricte. Si la France a trop de blé, et si les affamés ne peuvent le payer, il faut le leur donner[40] ».

Ce devoir de donner est individuel mais également collectif. Le philosophe envisage un certain nombre de politiques publiques allant en ce sens. Il se positionne notamment en faveur des politiques publiques de type redistributif incluant un droit à la sécurité sociale universelle.

Au cœur de sa pensée se situe donc la justice politique mais aussi sociale. Nous retrouvons ici les idées de certains courants de la pensée républicaine.

« L’égalité républicaine ne comprend pas seulement l’égalité des droits civiques et politiques, mais affirme aussi l’exigence de garantir à tous les citoyens les conditions sociales, économiques et culturelles qui permettent à chacun de vivre sa propre vie avec la dignité et le respect de soi qui sont propres à la vie civique[41] ».

Pour Marcel Conche, si la promotion des droits de l’homme doit être effective, y compris dans la société actuelle[42], cette dernière ne peut les réaliser qu’incomplètement[43]. Pour le philosophe, seul un État universel permettra leur réel développement.

Considérons, à ce propos, la définition que fait le philosophe de la morale en politique :

« Là-dessus, je ne puis dire mieux qu’Éric Weil : lorsqu’elle est orientée par la morale, la politique “a affaire à l’action universelle, laquelle, tout en étant, de par son origine empirique, action d’un individu ou d’un groupe, ne vise pas l’individu ou le groupe en tant que tel, mais la totalité du genre humain” [44]».

Ainsi, l’homme d’État, comme l’individu particulier, doit prendre en compte la totalité du genre humain et cela passe par la promotion d’un État universel. Pour Marcel Conche, l’État national ne favorise pas l’universel, dans la mesure où il ne se place pas sur le terrain de l’humanité entière, mais privilégie ses propres citoyens. Pour le philosophe, même si tous les États étaient démocratiques, le problème serait inchangé : tous les hommes n’auraient quand même pas les mêmes droits et, en particulier, le droit aux moyens de la vie :

« La réalisation de la démocratie dans tous les États du monde ne changerait rien, d’une manière nécessaire, à la répartition générale des ressources : elle n’entraînerait pas que les bébés du tiers-monde aient forcément leurs quatre biberons par jour[45] ».

La « communauté politique de citoyens souverains » -qui est le premier principe du républicanisme que nous avons identifié- serait donc, pour le philosophe, celle d’un État universel. Cela implique un certain nombre de conséquences en matière de système représentatif et juridique.

Etat universel, représentation et droit

Pour Marcel Conche, un bon fonctionnement de la démocratie implique une certaine proximité entre : « celui qui choisit et celui qui le représente[46] ». L’État mondial comprenant plusieurs milliards d’individus, des organismes représentatifs seraient élus au niveau des provinces. Ils édicteraient des lois dans le respect des règles universelles. Le contrôle du respect de ces règles serait, quant à lui, dévolu à un organisme universel, dans lequel toutes les provinces seraient représentées[47].

Concernant le système juridique, comme nous l’avons précédemment indiqué, il existe un lien fort entre morale et droit positif : « pour le droit positif le droit moral représente l’idéal-le droit idéal[48] ».

En outre, dans la société que le philosophe appelle de ses vœux, le droit positif devrait découler des « droits légitimes ». Si ce n’était pas le cas, et que l’on observait une contradiction entre « droits légitimes » et droit positif, la désobéissance civile serait alors fondée.

« J’entends par “droits légitimes” ceux qu’une communauté, une société, un peuple jugent tels. J’admets la désobéissance civile si elle a un caractère populaire, c’est-à-dire massif et si cela n’est pas le fait que d’une minorité[49] ».

Remarquons que c’est la négation des droits légitimes, entendus comme droits des peuples, qui autorise la désobéissance civile.

Si Marcel Conche encourage la création d’un État universel, celui-ci n’exclut pas les collectivités particulières. L’existence de droits universels de l’homme ne signifie pas la négation des diverses cultures ni des droits des peuples, la singularité contribuant à la réalisation de l’universel.

Au sein de cet État mondial, le droit positif aurait donc pour idéal le droit moral et devrait respecter les droits légitimes des peuples.

Nous ne développerons pas davantage les caractéristiques de cet État. Soulignons simplement un dernier élément qui nous paraît significatif du point de vue du républicanisme : sa laïcité.

Une République laïque

« Dès lors qu’il y a accord sur les valeurs universelles appelées à régler les rapports entre les humains, croyants et incroyants peuvent collaborer dans l’instauration d’une République laïque – tout ce qui a un caractère particulier comme la foi religieuse, n’ayant sa place que dans la sphère privée[50] ».

Pour Marcel Conche, la liberté religieuse relève des libertés individuelles. Elle est de l’ordre de la sphère privée et l’État se doit de la considérer comme telle et donc d’instaurer une République laïque.

Cette conception de la relation entre pouvoir et religion, si elle est en grande partie déterminée par le rapport personnel du philosophe à la religion -une grande défiance vis-à-vis de cette dernière-, ne saurait toutefois être envisagée sans prendre en compte l’environnement du penseur. Ainsi, Marcel Conche, qui se considère lui-même comme un philosophe français[51], baigne dans la culture française – et sa pensée républicaine – comme l’illustre la présence du concept d’État laïque au sein de sa pensée morale[52]. Signalons, en outre, qu’à cette occasion Marcel Conche emploie le terme de République – ce qu’il ne fait que rarement –, renforçant ainsi le lien entre République et laïcité.

Nous nous interrogions, en début d’article, sur le caractère républicain de la philosophie morale de Marcel Conche. Nous pensons avoir démontré une grande convergence avec cette tradition de pensée politique, notamment à travers la place centrale de la justice politique et sociale, la force de l’idée d’égalité, l’affirmation d’une réciprocité « d’essence des êtres humains[53] ». Ce dernier point mérite que l’on s’y penche quelques instants, eu égard aux défis auxquels sont aujourd’hui confrontées nos Républiques. Pour le philosophe, la dignité humaine de chacun est liée à celle de tous : « ma dignité n’est pas proprement la mienne : elle est celle de tout homme, et donc elle est intéressée à la dignité de tout homme[54] ».

Nos régimes politiques sont confrontés quotidiennement à des situations mettant en cause la dignité humaine. Entre humanisme, pragmatisme et realpolitik, ils sont amenés à faire des choix. Admettre le principe de réciprocité pourrait encourager nos Républiques à intégrer l’humain dans la prise de décision -davantage que ce n’est le cas actuellement- et à revenir ainsi aux sources de la pensée républicaine.

Concluons en abordant un élément essentiel, et pourtant utopique, de la pensée de Marcel Conche : son Etat universel. Le philosophe lui-même reconnaissait, lors de nos échanges, que les conditions contemporaines ne permettaient pas sa réalisation :

« Aujourd’hui, je suis pessimiste. Sans doute y aura-t-il un jour un État universel, mais les signes avant-coureurs n’en sautent pas aux yeux[55] ».

Pour autant, ici comme ailleurs, l’utopie ne paraît pas inutile. Rappelons que cette idée n’est pas nouvelle, et qu’elle a grandement contribué à l’avènement d’organismes internationaux tels que l’Organisation des Nations Unies. Avec cette utopie, Marcel Conche nous invite à réinterroger la relation entre singulier et universel. Il nous engage à écouter la voix des peuples, qui, à l’heure où nous écrivons ces lignes, se rappelle au monde de la plus douloureuse des manières.

L’utopie ouvre le chemin à l’imagination des possibles, nous encourage à affronter le présent et, pourquoi pas, à donner un souffle nouveau à la politique.

Clôturons cet article en faisant nôtres les mots de Maurizio Viroli :

« Les principes du républicanisme (…) peuvent devenir la base d’une nouvelle utopie politique capable de réveiller les passions des citoyens libres[56]. »

[1] Un mois avant son centième anniversaire.

[2] Térence, L’Héautontimorouménos, v. 77.

[3] Marcel Conche, Confession d’un philosophe, Réponses à André Comte-Sponville, Albin Michel, 2002, p. 270.

[4] Serena Talamoni, Les droits de l’homme dans la pensée de Marcel Conche, Morale et politique, Mémoire pour l’obtention du diplôme de Sciences Po, Aix-Marseille Université, 2011-2012.

[5] Marcel Conche, Le fondement de la morale, PUF, Paris, 2003 (1ère éd. :1993), p. 137.

[6] Ces échanges se sont poursuivis jusqu’au décès du philosophe.

[7] En particulier Le fondement de la morale, œuvre incontournable en la matière.

[8] Maurizio Viroli, Républicanisme, BDL éditions, 2011, p. 7.

[9] Ibid., p. 8.

[10] Ibid., p. 9-10.

[11] Marcel Conche distingue le « fondement », du « principe », de la « cause » et de « l’origine ». Le « principe » est la règle première de laquelle découlent les autres. Mais « du principe on peut demander la raison, c’est-à-dire le fondement ». De même, il convient de ne pas confondre « fondement » et « cause ». En effet, selon l’auteur, la « cause » renvoie aux faits, elle est le « mobile » des actions, ce qui n’est pas le cas du
« fondement ». Ainsi, selon lui, la pitié peut-être la « cause » des bonnes actions, mais non leur « fondement ». Ici, Marcel Conche s’oppose à Schopenhauer : « Pourquoi (…) reconnaître une “valeur morale véritable” aux actes non égoïstes ? En vertu du principe de la morale : “Ne fais de mal à personne”, etc. Mais ce principe, Schopenhauer l’a-t-il fondé ? Il n’a fait que donner la cause d’actions où ce principe est mis en application. Mais que vaut le principe lui-même ? (…) encore faut-il établir sa valeur de vérité, et ce ne peut être que par une raison, non par une cause. Car la cause explique le fait, tandis que la raison établit le droit ». Marcel Conche distingue également le « fondement » de l’« origine », entendue comme circonstances et conditions d’apparition des vérités morales. En effet, selon lui, l’origine des vérités morales ne permet pas d’établir leur vérité en droit. Approfondissant ensuite plus précisément la définition du terme « fondement », il distingue le fondement négatif « qui ne fait que rendre possible ce qu’il fonde » et le fondement positif « qui lui donne légitimité et validité ». (Marcel Conche, Le fondement de la morale, op. cit., p. 20-23).

[12] Correspondance entre Marcel Conche et Serena Talamoni, janvier 2012.

[13] Ibid.

[14] Marcel Conche, Présence de la nature, PUF, Paris, 2001, p. 102.

[15] Marcel Conche, Le fondement de la morale, op. cit., p. 47.

[16] Ibid.

[17] Ibid.

[18] Ibid., p. 48.

[19] Ibid.

[20] La Boétie cité par Marcel Conche (Le fondement de la morale, op. cit., p. 48).

[21] Albert Camus, L’homme révolté, in Essais, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1990, p. 425.

[22] Ibid., p. 428.

[23] Marcel Conche, Corsica, Journal étrange V, PUF, 2010, p. 230.

[24] Marcel Conche, Le fondement de la morale, op. cit., p. 51.

[25] Ibid.

[26] Maurizio Viroli, Républicanisme, op. cit., p. 8.

[27] Ibid.

[28] Sur la notion de Dasein, voir Martin Heidegger, Etre et temps, Gallimard, Paris, 1986.

[29] Marcel Conche, Analyse de l’amour et autres sujets, op. cit., p. 38.

[30] Marcel Conche, La liberté, Edition Belles lettres, collection « Encre marine », 2011, p. 33.

[31] Michel Terestchenko, Un si fragile vernis d’humanité – Banalité du mal, banalité du bien, Editions La Découverte, Paris, 2007 (1ère éd. : 2005).

[32] Ibid., p. 9.

[33] Correspondance entre Marcel Conche et Serena Talamoni, janvier 2012.

[34] Marcel Conche, La liberté, op. cit., p. 92.

[35] Marcel Conche, Le fondement de la morale, op. cit., p. 51.

[36] Correspondance entre Marcel Conche et Serena Talamoni, mars 2011.

[37] Marcel Conche, Le fondement de la morale, op. cit., p. 69.

[38] Nous l’avons notamment interrogé sur la question de l’euthanasie et de l’interruption volontaire de grossesse.

[39] Marcel Conche, Le fondement de la morale, op. cit., p. 83.

[40] Marcel Conche, Le fondement de la morale, op. cit., p. 85.

[41] Maurizio Viroli, op. cit., p. 68.

[42] Correspondance entre Marcel Conche et Serena Talamoni, juin 2011.

[43] « Je conviens que tout être humain résidant sur le territoire national ait de quoi lui permettre de vivre décemment, c’est-à-dire non seulement se nourrir, mais aussi se loger, se soigner, etc. (…) oui il y a un devoir de donner mais une politique de type redistributif ne peut être mise en œuvre de façon satisfaisante dans le cadre d’un État national puisque les fortunes surtaxées s’expatrient ». (Correspondance entre Marcel Conche et Serena Talamoni, juin 2011).

[44] Marcel Conche, Présence de la nature, op. cit., p. 103.

[45] Marcel Conche, Le fondement de la morale, op. cit., p. 56.

[46] Correspondance entre Marcel Conche et Serena Talamoni, janvier 2012.

[47] Ibid.

[48] Correspondance entre Marcel Conche et Serena Talamoni, août 2011.

[49] Correspondance entre Marcel Conche et Serena Talamoni, juin 2011.

[50] Marcel Conche, La liberté, op. cit., p. 36.

[51] Marcel Conche se considère comme un philosophe français, mais français du sud : « Philosophe français, oui, mais du Sud, comme Montaigne (“je suis gascon”), ou Montesquieu, ou Biran… ou Serres. À la différence de la philosophie française de Nord, souvent sinistrée par l’influence Allemande, le Sud ou est indifférent à cette influence, ou s’en fortifie. Pour moi, je ne la rejette pas complètement (…) mais seulement dans la mesure où, reçue servilement, elle apporte à la philosophie française la plus intime des défaites : le renoncement à soi-même ». (Cf. Marcel Conche, Vivre et philosopher. Réponses aux questions de Lucile Laveggi, Livre de Poche, 2011 (1ère éd. :1992), p. 19).

[52] Nous observons également l’influence de la pensée républicaine française dans le caractère central de la notion de droits de l’homme dans la philosophie morale de Marcel Conche.

[53] Ibid., p. 48.

[54] Ibid.

[55] Correspondance entre Marcel Conche et Serena Talamoni, juin 2011.

[56] Maurizio Viroli, Républicanisme, op. cit., p. 11.

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