L’école de la République face à l’insularité corse
Jacques Thiers
Nous avons pu présenter précédemment quelques réflexions portant sur l’étude des tentatives d’application en Corse d’une instruction publique coordonnée, durable et efficace. Nous nous sommes en particulier attaché à mettre en lumière les tentatives et les efforts de Félix-Antoine Mourre et de son successeur Louis-Magloire Cottard.
Ces premières interventions d’une « francisation » qui se voulait déterminante et rapide sur une société « ignorante » et « sauvage » furent loin d’ouvrir l’ère d’une efficacité immédiate. La presse et les nombreux documents d’archives émanant des localités comme de l’ensemble des « communautés » le montrent incontestablement.
Les intérêts des intervenants –particuliers, employés représentants publics, fonctionnaires supérieurs ou chargés de mission ministériels y compris du plus haut degré- s’expriment avec énergie au sein de leurs fonctions. Jamais on ne les entend mettre en doute l’efficacité de la politique d’insertion définitive et complète de la politique nationale qu’ils représentent à différents degrés.
Cependant, le dépouillement détaillé, complet et précis des documents consultés sur plusieurs décennies jusqu’au dernier quart du XIXème siècle, nous apprend que cette politique de subordination de la Corse n’a à aucun moment obtenu les résultats annoncés…
Nous proposerons donc ici deux documents dont les dates et les contenus désignent une partie des innombrables aspects de l’échec de la subordination de la Corse, répété durant cette longue période.
Le premier est un article intitulé « PROGRÈS DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE » de 1835 extrait de la *Revue de la Corse : journal politique et littéraire publié à Bastia. 1ère année (1833) [?] – 2e année (1834) devenu le 6 novembre 1834 : « L’Insulaire français : journal politique, littéraire et commercial publié à Bastia ». (n° 1 (6 novembre 1834) – 15e année (février 1848).
Le second reproduit une lettre de 1874 émanant de l’inspecteur primaire de Corti qui demandait la nomination d’un instituteur-adjoint : « Les pères de famille, soit qu’ils accordent toute leur confiance à l’Instituteur actuel, ou qu’ils aient compris mieux qu’ailleurs le bienfait de l’instruction, se font un devoir d’envoyer assidûment leurs enfants à l’école » . Cette situation de la commune d’Omessa met en évidence la pénurie de moyens consentis à un enseignement primaire bien loin d’être refusé par la population.
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1) L’INSULAIRE FRANÇAIS
Bastia, ce 8 janvier 1835
PROGRÈS DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE
Les Corses, comme le remarque un historien dont les aperçus ne manquent point de finesse, sont fort enclins à l’étude. S’ils apprennent à lire et à écrire toutes les fois qu’ils en ont le loisir et les moyens, ce n’est pas tant par amour pour les lettres, que pour connaître la mesure de leurs droits, les avantages et les garanties dont la constitution promet et assure la jouissance. Cette passion pour l’étude des premiers éléments de la langue n’a pas attendu le siècle des lumières pour se développer largement dans cette île. Nous n’avons pas à la vérité de grandes illustrations littéraires. Mais ce n’est pas par les ouvrages de quelque grand écrivain, qu’il faut juger de l’intelligence et de l’esprit d’un peuple. Les deux premiers écrivains de l’époque, l’auteur du génie du christianisme, et des paroles d’un croyant, sont nés dans la province où la civilisation se traîne avec plus d’efforts que dans le reste du royaume. Ainsi l’absence de grandes notabilités scientifiques, d’écrivains célèbres, ne prouve point l’infériorité d’une nation. Il ne faut pas non plus s’arrêter exclusivement sur les rangs élevés de la société, pour lui assigner une place distinguée dans la carrière des sciences et des beaux-arts. C’est dans la masse générale, c’est dans le bas étage, s’il est permis de s’exprimer ainsi, qu’il faut descendre quand on veut établir des termes de comparaison et arriver sur ce point à des données exactes et positives. Or que l’on passe en revue les hommes pris dans les diverses conditions de la société ; qu’on leur fasse subir une espèce d’examen, et nous sommes certains que le résultat de cette sorte d’enquête littéraire suffira pour confondre ces pédans étrangers accoutumés à ne parler de la Corse, qu’avec un superbe dédain. Ils seront étonnés et humiliés tout à la fois de voir les bergers du Niolo, analyser des chants entiers de la Jérusalem délivrée, en faire remarquer les beautés ou les défauts, rapporter les jugements de nos meilleurs critiques, et pendant des heures entières passer avec le même bonheur de mémoire des plus jolis morceaux de Métastase, aux vers les plus harmonieux de l’Arioste. Là ne se borne pas leur érudition. Les faits les plus mémorables de notre histoire, sont souvent le sujet de leurs entretiens. Les dates des événements, les noms des hommes qui par leurs talens ou leur courage ont exercé de l’influence sur les destinées du pays, les causes qui ont amené la délivrance ou l’asservissement de nos pères…, qu’on les interroge sur tous ces points, leurs réponses seront promptes et catégoriques. La fidélité de leurs souvenirs dispense le voyageur étranger de recourir aux documents historiques.
De là vient que leur conversation parfois prétentieuse s’élève jusqu’à des citations poétiques. Il en est même qui, pour donner une haute idée de leur instruction dissertent sur la loi municipale, sur l’organisation du jury, enfin sur les autres institutions libérales que nous devons à la révolution de juillet. C’est sur ces sujets qu’ils aiment à engager de longues discussions. Pour imaginer tout ce qu’il y a de sagacité et de justesse dans leurs esprits, il faut entendre critiquer les lois électorales dans ce qu’elles ont de vicieux. Les membres de nos assemblées législatives ne raisonneraient pas mieux. On dirait qu’ils ont lu le Moniteur, et suivi attentivement les débats parlementaires. Sont-ils appelés à voter dans le collège communal ? rien de ce qui a trait à la capacité d’électeur, à la composition des bureaux, au moule du scrutin ne leur échappe. On serait presque tenté de croire, qu’ils ont appris par cœur la loi sur l’organisation municipale. Mais ce qui frappe d’avantage, c’est l’habileté avec laquelle ils saisissent les plus petites irrégularités, l’ordre et l’adresse qu’ils mettent dans la rédaction des réclamations tendantes à obtenir les nullités des opérations électorales.
S’ils sont jaloux de l’exercice de leurs droits politiques et si c’est pour les faire valoir au besoin qu’ils attachent tant de prix à l’instruction primaire, il est d’autres intérêts qu’ils ont à cœur de défendre, et des circonstances non moins importantes, où ils sont bien aises de pouvoir exposer nettement leurs raisons afin d’obtenir le redressement d’un tort, ou la réparation d’une injustice. Aussi, ne sont-ils jamais plus éloquents que lorsqu’ils se trouvent dans le cabinet de l’avocat, ou l’étude de l’avocat. C’est alors qu’on les prendrait pour des jurisconsultes. Les points de fait et les questions de droit sont présentés sous le jour qui convient le mieux à leur cause. Les objections sont aussitôt prévues et réfutées. Dans l’espace de quelques minutes ils trouvent moyen de jeter de la défaveur sur la position de leur adversaire, de dévoiler ce qu’ils appellent des intrigues ; de toucher le cœur du juge, d’exciter le zèle de l’avocat, et de rendre douteux ce qui est certain ou clair, ce qui est obscur suivant les exigences de leurs intérêts. Les actes dont ils n’oublient pas même les virgules, les autorités qui appuyent leur système, et dont ils ne se lassent plus de parler depuis le jour où l’homme de loi qu’ils ont consulté, a émis une opinion favorable, les arrêts pour ou contre; voilà ce qui fait toute leur préoccupation, voilà ce qui révèle souvent une organisation heureuse chez les hommes les plus obscurs.
On comprend que pour être à même de diriger avec cette habileté les affaires de la vie civile, il soit nécessaire de cultiver l’esprit et développer l’intelligence, et voilà encore un coup, par quel motif les Corses sont généralement plus instruits que ne le font supposer la modicité de leur fortune, et l’insouciance du gouvernement. Que sous ce rapport la Corse ait une supériorité marquée sur plusieurs autres départemens, c’est ce dont il n’est plus permis de douter. D’ailleurs, la preuve en est dans les relevés statistiques qui sortent des ministères de la guerre et de la justice. Cette preuve a, pour ainsi dire, un caractère officiel. Il faut bien rajouter foi à des renseignements aussi positifs et dont la source est irrécusable. Qui oserait contester que notre classe ouvrière, est au-dessus de celle du continent français ? Cette instruction progressive est autrement plus remarquable dans les populations des campagnes.
Qu’il est flatteur pour nous de voir qu’au bout de quelques mois de service, et autant que les règlements de l’armée le permettent, nos jeunes soldats atteignent à des grades, ou passent du moins dans les compagnies d’élite. En fait d’instruction, ils marchent de pair avec ce qu’il y a de plus distingué dans notre brillante armée. Les tableaux de la criminalité que dressent les employés du ministère de la justice viennent encore à l’appui de nos assertions. Ceux qui veulent acquérir la certitude personnelle de ce que nous avançons ici, n’ont qu’à reporter leur attention sur le compte rendu du ministère de la justice. Ils verront dans ce tableau de la moralité de la France, que nul département n’offre un plus grand nombre de condamnés sachant lire et écrire.
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2) SURPOPULATION SCOLAIRE ?
102 élèves présents dans une salle de 7m de long, 3m,65 de large et 3m de haut
ACADÉMIE D’AIX
Vice-Rectorat de la Corse
INSPECTION PRIMAIRE DE CORTE
Corte, le 1er décembre 1874
Monsieur le Vice-Recteur,
J’ai l’honneur de vous proposer de vouloir bien solliciter de l’Administration la création d’un poste d’instituteur adjoint dans l’école de garçons de la commune d’Omessa.
Bien que peuplée de plus de 900 hab. cette localité n’est pas pourvue d’une salle d’asile, et les pères de famille, soit qu’ils accordent toute leur confiance à l’Instituteur actuel, ou qu’ils aient compris mieux qu’ailleurs le bienfait de l’instruction, se font un devoir d’envoyer assidûment leurs enfants à l’école. Il en résulte que la population scolaire, qui d’après les renseignements que je reçois, s’élève à 126 enfants, est presque toute sur les bancs. D’ailleurs il n’en est pas à Omessa comme dans un trop grand nombre d’autres communes. Où les élèves affluent à certaines époques de l’année pour laisser ensuite l’école à peu près déserte pendant plusieurs mois.
Depuis l’arrivée de M. Ferrandi à ce poste la fréquentation s’est considérablement accrue. En effet le nombre des élèves inscrits dans le registre matricule, pendant l’année courante, s’élève aujourd’hui à 110, tandis qu’il n’avait jamais dépassé 86 dans les années précédentes. Au surplus, j’ai visité cette école (au moment de la moisson, 27 juin), et, sur les 109 élèves qui étaient alors inscrits, 102 étaient présents.
Cette fréquentation suffirait seule pour faire désirer que l’établissement ne restât pas plus longtemps confié aux soins d’un seul homme ; car, avec de pareils nombres d’élèves, la constitution la plus robuste s’use vite, et l’activité la plus grande n’obtient que des résultats ordinaires. Mais, on en vient à regretter que l’adjoint n’ait pas été déjà donné, quand on considère que tous ces enfants sont réunis dans une pièce de 7m de longueur, 3m,65 de largeur et 3m de hauteur. Ces dimensions sont loin d’être proportionnées à la population scolaire pour laquelle les instructions ministérielles (circulaire du 30 juillet 1858) exigeraient que l’aire de la salle de classe présentât, par élève, une surface de 1 mètre carré et une hauteur de 4 mètres. Aussi les enfants y sont singulièrement pressés ; et, pour trouver à s’y reposer, un bon nombre sont obligés de s’asseoir sur les tables, devant leurs camarades assis sur les bancs. Or cette position n’est ni conforme à la bienséance ni favorable au maintien du bon ordre.
Il importe donc, Monsieur le Vice-Recteur, que la classe soit dédoublée, d’abord parce qu’un seul maître est impuissant à donner fructueusement sa leçon à tant d’élèves sur tous les objets d’étude, et ensuite parce que la salle qui les contient est beaucoup trop exiguë et que l’on ne peut penser à un transfert dans un local plus vaste, attendu qu’il y a une vraie pénurie de bâtiments à louer dans cette localité.
La circulaire du 12 mai 1867 prévoit le cas où il y aurait lieu de faire attribuer à l’adjoint une partie de la rétribution scolaire. Mais cette question mérite à peine que l’on s’y arrête… Les élèves payants sont peu nombreux dans cette école, et le traitement minimum de 800 francs dont jouit l’Instituteur n’a généralement pu être atteint qu’à l’aide d’un complément du département ou de l’État. Si l’on peut prévoir qu’en 1874 ce chiffre sera dépassé, l’excédent permettra tout au plus à M. Ferrandi d’avoir des émoluments égaux à ceux de ses collègues qui jouissent d’un traitement supplémentaire, mais ce surcroît devrait avoir une certaine importance qu’il lui serait encore dû comme un encouragement propre à récompenser l’Instituteur qui a su gagner l’estime des habitants, et attirer à ses leçons un nombre d’auditeurs très considérable eu égard à la population de la commune.
Enfin les dépenses qui incombent à la commune, au département ou à l’État profiteront à une jeunesse nombreuse, qui paraît comprendre l’importance des avantages que lui procurera l’adoption de la mesure projetée.
Veuillez agréer, Monsieur le Vice-Recteur, l’assurance de mon respectueux dévouement.
L’Inspecteur primaire
Leoti
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