De nombreuses formules ont été utilisées pour caractériser la période napoléonienne ou certains de ses moments : la « dictature militaire »[4], le « despotisme éclairé »[5], « l’absolutisme démocratisé »[6], le césarisme démocratique, « la monarchie impériale »[7], « la dictature de Salut public à la romaine »[8]. Que ce soit en tant que Consul ou Empereur, Napoléon Bonaparte a, du point de vue du droit constitutionnel, légué le principal héritage suivant : « Si les révolutionnaires ont bien été les pères du pouvoir législatif, c’est Bonaparte qui a fondé la conception française du pouvoir exécutif, le pouvoir gouvernemental »[9]. Du point de vue de la classification des régimes politiques, il est plus aisé de dire ce que la période 1799-1815 ne fut pas plutôt que de dire ce qu’elle fut, sauf à céder à la tentation tautologique de la qualifier de « bonapartisme ». Ce dernier n’est pas la dictature, la tyrannie ou le despotisme. C’est l’expression d’une nouvelle catégorie politique qui échappe à toute typologie traditionnelle[10].

Il s’agit en effet d’un régime où le pouvoir exécutif domine largement les autres, qui se distingue par le charisme de son chef et s’appuie sur un large consensus populaire. Autorité et peuple seront d’ailleurs repris dans la définition de l’idée napoléonienne faite par le neveu Louis-Napoléon Bonaparte, à qui il manquera le génie militaire : « Après une révolution, l’essentiel n’est pas de faire une constitution, mais d’adopter un système qui, basé sur les principes populaires, possède toute la force nécessaire pour fonder et établir, et qui, tout en surmontant les difficultés du moment, ait en lui cette flexibilité qui permette de se plier aux circonstances. »[11]

Deux éléments capitaux doivent donc être mis en évidence, et qui serviront de fil rouge pour la démonstration. Les deux sont en rupture avec la Révolution. Premièrement, la souveraineté de la loi, grand apport de l’été 1789, n’est plus. La loi en tant qu’acte est détériorée, comme l’est l’organe, et donc le pouvoir législatif. Deuxièmement, le peuple n’est pas perçu, comme il l’était sous les Lumières, comme le détenteur premier de la souveraineté. Il n’est convoqué que pour se rendre aux urnes, non pour voter, c’est-à-dire pour transférer sa souveraineté dans les mains de ses représentants, suivant l’idéal révolutionnaire rousseauiste, mais pour consolider le pouvoir personnel de Bonaparte. Point de référendums dans cette période, seulement des plébiscites. Or ce terme ne peut, en aucun cas, être associé à la démocratie. L’idéal de césarisme démocratique, d’absolutisme démocratisé que l’on emploie parfois pour désigner cette période est un leurre ou alors un mauvais usage du demos. Oui, ce césarisme était populaire au sens où Napoléon Bonaparte n’aura de cesse d’affirmer qu’il s’appuie sur la masse, mais non, il n’était pas démocratique. La période qui s’ouvre par le coup d’État du 18 brumaire an VIII et se ferme par l’abdication de l’empereur le 22 juin 1815 est une période au cours de laquelle le peuple n’est ramené qu’à une fonction de caution d’un pouvoir exécutif autoritaire.  

Ces deux points coexistent d’ailleurs dans la célèbre formule utilisée par Sieyès pour définir le Consulat : « Le pouvoir vient d’en haut et la confiance vient d’en bas ». Le premier est imposé en amont, mais souvent de manière légale (I), la légitimation se faisant en aval par l’appel à l’acceptation populaire (II).

  1. L’autorité du chef imposée en amont

Remontons à l’acte de naissance du constitutionnalisme moderne. Les États-Généraux se réunissent dans la salle des Menus Plaisirs de Versailles le 5 mai 1789[12]. Le Tiers constitué en Assemblée nationale le 17 juin jure, trois jours après, « de ne jamais se séparer et de se rassembler partout où les circonstances l’exigeront, jusqu’à ce que la constitution du royaume soit établie et affermie sur des fondements solides »[13].

Quelle est la part de Bonaparte à cette Révolution ? Il n’a que 19 ans, est entré à l’École royale militaire à Paris cinq ans plus tôt et est lieutenant en second dans l’artillerie. Quand la République remplace la monarchie, à quelques mois près, il devient général et s’illustre déjà pendant la première campagne d’Italie. De cette période, le plus intéressant à étudier pour la Corse est le lien entre Pasquale Paoli et le jeune Bonaparte, qui est le centre d’un projet porté par l’UMR LISA de l’université de Corse. Mais pour le reste, Bonaparte écrit lui-même dans ses Mémoires que jusqu’au siège de Toulon, sa vie fit « insignifiante »[14], qu’il s’occupait de guerre mais point de politique, tout en proclamant qu’il se sentait « lié à la cause de la Révolution »[15]. Plus loin, il indique avoir voulu établir en Italie le système de la Révolution française : « C’est-à-dire, détruire l’ancien régime pour y établir l’égalité, parce qu’elle est la cheville ouvrière de la Révolution »[16].

Les idées constitutionnelles de Napoléon Bonaparte émergent dans ses Mémoires quand il évoque la décrépitude du Directoire. Pour lui, l’unique solution pour sauver la France était de mettre à sa tête « une autorité imposante », mission lui permettant de légitimer le coup d’État (A). Une fois au pouvoir, les constitutions successives et la pratique des régimes vont lui permettre de toujours plus le personnaliser et de renforcer son autorité (B).

[4] À propos de la Constitution de l’an VIII, Jacques Godechot écrit qu’elle « laissait, en fait, beaucoup de latitude au Pouvoir exécutif, il n’allait pas manquer d’en user pour instaurer en France une véritable dictature militaire », Les constitutions de la France depuis 1789 (présentation par), Paris, GF Flammarion, 1979, p. 150.

[5] Georges Lescuyer emploie les deux termes, « absolutisme éclairé » et « despotisme éclairé », Histoire des idées politiques, Dalloz, 14ème édition, 2001, p. 417.

[6] C’est ainsi que Georges Lescuyer intitule son chapitre sur l’ère napoléonienne, Ibid.

[7] Marcel Morabito, Histoire constitutionnelle de la France (1789-1958), Paris, Montchrestien, collection Domat droit public, 8ème édition, 2004, p. 153.

[8] Ibid., p. 137 et Jean Tulard, « L’Empire entre monarchie et dictature », Revue du Souvenir Napoléonien, n°400, 1995, p. 21-25.

[9] Elisabeth Zoller et Wanda Mastor, Droit constitutionnel, collection Droit fondamental, Paris, PUF, 2021, p. 483.

[10] Voir, dans ce sens, Alain Rouquier, « L’hypothèse « bonapartiste » et l’émergence des systèmes politiques semi-compétitifs », Revue française de science politique, 1975, n°25-6, pp. 1077-1111.

[11] Louis-Napoléon Bonaparte, Des idées napoléoniennes, Paris, Paulin libraire éditeur, 1839, p. 39, disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5577365p/f54.item

[12] Nous nous permettons de renvoyer à notre commentaire de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, notamment à son introduction, Paris, Dalloz, collection À savoir, 2021, 144 pages.

[13] Archives parlementaires de 1787 à 1860, Première série (1789-1799), Tome VIII, Assemblée nationale Constituante, du 5 mai 1789 au 15 septembre 1789, sous la direction de M. J. Mavidal et de M. E. Laurent et E. Clavel, Paris, Librairie administrative de Paul Dupont, 1875, p. 138.

[14] Mémoires de Napoléon, écrits sous sa dictée à Sainte-Hélène, op. cit., p. 8.

[15] Ibid., p. 13.

[16] Ibid., p. 19.

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