L’Exécutif est renforcé par le texte constitutionnel avec une primauté du Premier Consul. Selon l’article 39, le citoyen Bonaparte est Premier Consul ; Cambacérès le deuxième et Lebrun le troisième. Les premiers sont nommés pour dix ans, le troisième seulement pour cinq ans. Le passage de l’Ancien Régime à l’État moderne qui se caractérisait par la dépersonnalisation du pouvoir n’est plus. Les noms propres sont gravés dans le marbre constitutionnel, lequel offre explicitement primauté à Napoléon Bonaparte, notamment dans le domaine de promulgation de la loi et de diverses nominations (article 41). La Constitution va même jusqu’à concrétiser cette primauté à travers la question du traitement, l’article 43 n’offrant aux deux autres consuls que les trois dixièmes du traitement du premier.

La Constitution renforce donc, non l’Exécutif, mais Napoléon Bonaparte et ce, de trois manières : tout d’abord, en lui conférant directement des pouvoirs plus importants que les deux autres consuls ; ensuite, en affaiblissant considérablement ceux du pouvoir législatif ; enfin, en offrant au Premier Consul des alliés puissants et efficaces : le Conseil d’État et les ministres. La Constitution consulaire ne fait ni plus ni moins que consacrer la concentration du pouvoir. Concentration qui trouvera dans l’acceptation du peuple français prévue à l’article 95 sa légitimation (voir infra).

Cette concentration des pouvoirs autrefois dénoncée par Montesquieu et dont le spectre semblait être éloigné à jamais grâce à l’article 16 de la Déclaration de 1789[21] a donc reçu l’onction constitutionnelle. Elle va se renforcer par des deux textes qui font glisser le régime vers le césarisme. Les sénatus-consultes du 16 thermidor an X (4 août 1802) et du 28 floréal an XII (18 mai 1804) proclament respectivement Napoléon Bonaparte Consul à vie puis Empereur. Du point de vue de la technique constitutionnelle, ces deux textes ne sont pas les constitutions du consulat à vie d’une part et de l’Empire d’autre part ; ils sont le prolongement de la Constitution de l’An VIII.

La Constitution de l’An VIII avait déjà éloigné l’héritage révolutionnaire et les principes républicains ; les deux sénatus-consultes les enterrent. « Je ne pouvais pas devenir roi » écrit Napoléon Bonaparte dans ses Mémoires de l’île d’Elbe. « C’était un titre usé ; il portait avec lui des idées reçues. Mon titre devait être nouveau comme la nature de mon pouvoir. Je n’étais pas l’héritier des Bourbons : il fallait être beaucoup plus pour s’asseoir sur leur trône. Je pris le nom d’Empereur, parce qu’il était plus grand et moins défini »[22]. Dans le Mémorial de Sainte-Hélène, Las Cases insiste sur le tour de force que fut l’établissement de l’Empire : « Certes, ce n’était pas une petite affaire que de relever un trône sur le terrain même où l’on avait juridiquement exécuté le monarque régnant, et où chaque année l’on avait juré constitutionnellement la haine des rois. Ce n’était pas une petite affaire que de rétablir les dignités, les titres, les décorations, au milieu d’un peuple qui combattait et triomphait depuis quinze ans pour les proscrire »[23]. Le premier tour de force, celui de transformer le consulat en consulat viager, est d’autant plus spectaculaire que le peuple le valide par le plébiscite. À la question « Napoléon sera-t-il consul à vie ? », les Français répondent favorablement de façon massive, et irrégulière (voir infra). Le Sénat va ensuite déclarer, le 14 floréal an XII (4 mai 1804) « l’intérêt du peuple français de confier le gouvernement de la République à Napoléon Bonaparte, empereur héréditaire » ; le sénatus-consulte du 28 floréal proclame en conséquence l’Empire et le soumet de nouveau au plébiscite. L’Exécutif est renforcé, personnalisé ; le pouvoir des assemblées réduit quasiment à néant, encore plus qu’il ne l’était sous la Constitution de l’an VIII.

La République disparaît au profit de l’Empire ; la démocratie au profit de l’autorité ; le peuple souverain au profit de la caution électorale, la légitimité nationale au profit de la légitimité divine, dont le point culminant est le sacre du 2 décembre 1804. Si certains éléments constitutionnels pouvaient encore faire illusion sous le Consulat, ce n’est plus le cas à partir de 1804. Celui en qui certains voulaient voir le « fils de la Révolution » est devenu un chef autoritaire qui, par ailleurs, excelle dans le domaine guerrier, à l’instar des plus grands césars. C’est pourtant un événement guerrier qui sonnera le glas du régime le 30 mars 1814. Le reste du bonapartisme ne sera qu’une parenthèse.

En l’occurrence, celle des Cents jours, qui présente également un grand intérêt constitutionnel[24]. Dans un climat où domine le libéralisme, ce n’est pas la République qui est appelée au chevet de la France mais la « véritable monarchie » pour reprendre les termes du gouvernement provisoire le 4 avril 1814. De retour de son exil à l’île d’Elbe, Napoléon Bonaparte va rapidement interrompre la Restauration en débarquant au Golf Juan le 1er mars 1815. « L’aigle, avec les couleurs nationales, [vole] de clocher en clocher, jusqu’aux tours de Notre-Dame. »[25]. L’ancien dictateur se présente cette fois comme le rempart contre l’absolutisme des Bourbons (Louis XVIII était monté sur le trône en octroyant la charte de 1814). Mais la continuité impériale est évidente, d’un point de vue politique mais aussi constitutionnel : est adopté un acte additionnel aux constitutions de l’empire le 22 avril 1815. Le pluriel utilisé est intéressant et signifie bien que le texte fondateur de l’Empire, de toute la période napoléonienne est en réalité la réunion de quatre : la Constitution de l’an VIII, les deux sénatus-consultes (que l’historien Jacques Godechot qualifie d’ailleurs de « constitutions »)[26] et cet acte additionnel.

[21] Wanda Mastor, Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, op. cit., pp. 100-106.

[22] Mémoires de Napoléon, écrits sous sa dictée à Sainte-Hélène, op. cit., p. 56.

[23] Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, op. cit., p. 363.

[24] Voir Napoléon Bonaparte, Correspondance générale publiée par la Fondation Napoléon, Tome XV : Les chutes, 1814-1821. Supplément 1788-1813, Paris, Fayard, 2018, 1488 pages.

[25] Correspondance de Napoléon Ier publiée par ordre de l’Empereur Napoléon III, t. XXVIII, n° 21682.

[26] Les constitutions de la France depuis 1789, op. cit.

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