Même si un vent de libéralisme souffle un peu plus sur ce dernier, notamment grâce à Benjamin Constant, c’est sur le terrain militaire que Napoléon veut asseoir sa légitimité. Besoin d’autant plus impérieux que la caution populaire n’est plus ce qu’elle était : le taux de participation au plébiscite est très faible. Mais c’est de nouveau un événement guerrier qui va pousser l’Empereur à l’exil. Après la défaite de Waterloo, Napoléon Ier abdique en faveur de son fils le 22 juin 1815.

  1. La légitimation populaire recherchée en aval

Les tenants du césarisme démocratique, dont le terme sera plus communément attribué au Second Empire, ou de l’absolutisme démocratisé, insistent sur l’importance de la consultation populaire pendant l’ère napoléonienne. Mais il y a aussi deux autres éléments qui viennent conforter cet aspect « démocratique » qui, en réalité, n’est qu’une façade. Outre l’importance des plébiscites, il faut souligner deux points qui relèvent de deux champs différents. Le champ constitutionnel tout d’abord : les constitutions de l’Empire rétablissent le suffrage universel pour la première d’entre elle et offrent une conception large de la citoyenneté. Mais les outils sont dévoyés et la démocratie n’est qu’apparente (A). Le champ sentimental ensuite : dans ses Mémoires et correspondance, Napoléon Bonaparte en appelle souvent à ce peuple qui l’a toujours soutenu (B).

  1. L’approbation plébiscitaire

Avant le coup d’État du 18 Brumaire, la démocratie était capacitaire. N’étaient citoyens que ceux qui payaient un cens, et la liberté électorale était considérablement enfreinte, notamment par un Corps législatif modifiant à l’envi le corps électoral et celui des éligibles. L’un des tours de force de Napoléon Bonaparte va être d’utiliser la démocratie pour fonder son pouvoir personnel. Il va notamment le faire à travers le retour au suffrage universel et le recours au plébiscite. La Constitution de l’an VIII offre une conception large de la citoyenneté et rétablit, en son article 2, le suffrage universel : « Tout homme né et résidant en France qui, âgé de vingt et un ans accomplis, s’est fait inscrire sur le registre civique de son arrondissement communal, et qui a demeuré depuis pendant un an sur le territoire de la République, est citoyen français ». Mais la démocratie n’est qu’apparente, l’établissement des listes de confiance ou de notabilité par la même Constitution (articles 7 à 9) faisant perdre au suffrage universel sa raison d’être. La confiance ne vient pas d’en bas pour reprendre la formule de Sieyès : elle n’est accordée qu’à un petit groupe de citoyens privilégiés.

L’autre symbole de l’apparence de démocratie est le plébiscite. Le premier de l’an VIII (1799) est légal, dans le sens où c’est l’article 95 de la Constitution de l’an VIII qui le prévoit : « La présente Constitution sera offerte de suite à l’acceptation du peuple français ». Ce n’était pas la première fois de l’histoire constitutionnelle que le peuple était convoqué pour approuver une constitution : il l’avait déjà été en l’an I et l’an III. Mais cette fois, il ne s’agit pas d’approuver un texte élaboré par une assemblée constituante désignée par le peuple mais par un petit groupe d’hommes choisis par Napoléon Bonaparte. Dans l’ère napoléonienne, les approbations populaires ne sont pas des référendums. Elles ne sont pas des permissions d’agir a priori mais des validations a posteriori. Le peuple est ramené à une fonction de caution ; en l’occurrence, pas même d’un texte, mais d’un homme.

Les résultats du plébiscite de l’an VIII ont par ailleurs été falsifiés : « En maquillant le résultat, non conforme à sa volonté, Bonaparte héritait des pratiques directoriales vis-à-vis du suffrage, à ceci près que la falsification s’opérait ici dans le secret. L’heure n’était pas à la démocratie, mais au renforcement du pouvoir personnel »[27]. Le plébiscite de l’An X (1802), instaurant le Consulat à vie, apporte la preuve d’un accroissement considérable de la popularité de Napoléon Bonaparte ; celui de l’an XII (1804), celle du glissement définitif vers une certaine forme de dictature. Le premier plébiscite avait permis aux Français de se prononcer, même a posteriori, sur une constitution. Le deuxième, sur un changement de régime. On pourrait penser qu’il en va de même pour le troisième, concrétisant le passage du Consulat à vie à l’Empire. Or juridiquement, il n’est rien. Le peuple français n’est pas consulté sur l’avènement de l’Empire mais sur la question de l’hérédité au sein de la famille de Napoléon Bonaparte, comme prévu par l’article 142 du sénatus-consulte du 28 floréal an XII : « Le peuple veut l’hérédité de la dignité impériale dans la descendance directe, naturelle, légitime et adoptive de Napoléon Bonaparte, et dans la descendance directe, naturelle et légitime de Joseph Bonaparte et de Louis Bonaparte, ainsi qu’il est réglé par le sénatus-consulte organique de ce jour ».

De la démocratie, il ne reste donc que l’illusion, entretenue par la rhétorique « populaire » de Napoléon Bonaparte.

B. L’assentiment populaire

Alors exilé à l’île d’Elbe, Napoléon Bonaparte dicte ainsi à son valet de chambre son projet de retour : « Quelques faibles que fussent mes forces, elles étaient encore plus grandes que celles des royalistes; car j’avais pour allié l’honneur de la patrie, qui ne périt jamais dans le cœur des Français. Je me confiai dans cet appui »[28]. Et Napoléon Bonaparte de souvent rappeler, dans ses écrits, tous les cris de joie du « vrai » peuple accompagnant notamment ses retours de batailles victorieuses. Se retrouvent dans ses Mémoires et lettres le ressort rhétorique usuel des grands chefs du pouvoir exécutif, qu’ils furent grands présidents ou dictateurs : Napoléon Bonaparte se présente comme le sauveur de la France, le père de la patrie qui l’a toujours soutenu, le « roi du peuple » et non « le roi des nobles », l’homme du choix des Français, etc. La dynamique populiste est évidente et permet à Napoléon Bonaparte de légitimer son pouvoir.

Cette affection qu’il porte pour le peuple va se traduire concrètement dans certaines de ses créations. L’exemple de la Légion d’honneur est éclairant. « Ainsi l’Empereur », rapporte Las Cases, « fit reparaître des décorations, et distribua des croix et des cordons ; mais, au lieu de ne les répandre que sur des classes spéciales et privilégiées, il les étendit à toute la société, à tous les genres de services, à tous les genres de talents »[29].

Toujours dans le Mémorial de Sainte-Hélène, Las Cases rapporte une anecdote particulièrement significative du lyrisme des récits de nombreux grands chefs. Rentrant d’Italie où il fut couronné, Napoléon Bonaparte fait l’ascension, seul et à pieds, de la montagne de Tartare aux environs de Lyon. Il se mêle alors à la foule et, sans dévoiler son identité, demande à une vielle femme la raison de cet attroupement. Elle lui répond que l’Empereur va passer. « Mais la bonne » lui dit Napoléon 1er, « autrefois vous aviez le tyran Capet, à présent vous avez le tyran Napoléon ; que diable avez-vous gagné à tout cela ? ». « Mais pardonnez-moi, monsieur ; après tout, il y a une grande différence : nous avons choisi celui-ci, et nous avions l’autre par hasard ; l’un était le roi des nobles, l’autre est celui du peuple ; c’est le nôtre »[30].

Bien évidemment, nous savons toutes les précautions qu’il convient de prendre avec les événements relatés dans les Mémoires et le célèbre ouvrage de Las Casas n’y échappe pas. Mais quoi qu’il en soit, et même si elle fut décroissante, la popularité de Napoléon Bonaparte fut réelle et l’ensemble des écrits qui y ont référence, ajoutés à sa représentation dans les arts entretiennent une certaine mystique. Mystique du patronyme, qui permettra à son neveu Louis-Napoléon de remporter à une écrasante majorité les premières élections présidentielles de l’histoire en 1848. Mystique du génie militaire, du chef d’État autoritaire connu dans le monde entier à qui l’une des plus belles villes du monde, Paris, doit en grande partie son visage architectural et artistique. Mystique, aussi, qui a placé la Corse dans une certaine vision du centre du monde.

[27] Marcel Morabito, Histoire constitutionnelle, op. cit., p. 149. Voir aussi Claude Langlois, « Le plébiscite de l’an VIII, ou le coup d’État du 18 pluviôse an VIII », Annales historiques de la Révolution française, n°207, 1972. pp. 43-65.

[28] Mémoires de Napoléon, écrits sous sa dictée à Sainte-Hélène, op. cit., p. 150.

[29] Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, op. cit., p. 364.

[30] Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, op. cit., p. 364-365.

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