1. « L’impérieuse nécessité » du coup d’État

Sous le Directoire, la représentation nationale n’est plus. Mais Napoléon Bonaparte n’entend pas la détruire définitivement ; au contraire, il se présente alors comme le moyen de sauver la Révolution, voire de restaurer la République. Dans le Mémorial de Sainte-Hélène, Las Cases rapporte ainsi les propos de Bonaparte à propos du 18 brumaire : « On a discuté métaphysiquement, et l’on discutera longtemps encore si nous ne violâmes pas les lois, si nous ne fûmes pas criminels ; mais ce sont autant d’abstractions bonnes tout au plus pour les livres et les tribunes, et qui doivent disparaître devant l’impérieuse nécessité ; autant, vaudrait accuser de dégât le marin qui coupe ses mâts pour ne pas sombrer. Le fait est que la patrie sans nous était perdue, et que nous la sauvâmes »[17].

Sous le prétexte d’un complot jacobin, Napoléon Bonaparte, son frère Lucien, alors président du Conseil des Cinq-Cents, les directeurs Sieyès et Roger Ducos, les ministres Fouché et Talleyrand sont les acteurs du coup d’État du 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799). Dès le lendemain, quelques députés votent une loi instaurant un consulat provisoire. L’ambiguïté naît en même temps que la période bonapartiste, comme en témoigne la proclamation du général en chef Bonaparte datée du 19 brumaire à Onze heures du soir. « Français », peut-on lire dans le dernier paragraphe, « vous reconnaîtrez sans doute, à cette conduite, le zèle d’un soldat de la liberté, d’un citoyen dévoué à la République. Les idées conservatrices, tutélaires, libérales, sont rentrées dans leurs droits par la dispersion des factieux qui opprimaient les Conseils et qui, pour être devenus les plus odieux des hommes, n’ont pas cessé d’être les plus méprisables »[18].

L’article 1 de la loi du 19 brumaire, adoptée le même jour, commence par les mots suivants : « Il n’y a plus de directoire ». Est créée une commission consulaire exécutive, composée de Sieyès, Ducos et le général Bonaparte. Le Consulat naît donc avec la Constitution de l’An VIII.

Le coup d’État fut légitimé par ses promoteurs par la faiblesse politique du Directoire mais aussi par des raisons de technique constitutionnelle : la Constitution de l’an III précisait elle-même que sa propre révision ne pouvait intervenir que dans un délai de neuf ans. D’où l’oxymore encore défendu par certains de « coup d’État légal ».

Dans La théorie constitutionnelle de Sieyès, rédigée telles des Mémoires, Boulay de la Meurthe raconte la rédaction de cette constitution courte et obscure : « Le 19 brumaire an VIII, après qu’on eut établi un gouvernement provisoire et terminé tout ce qu’on s’était proposé de faire, chacun quitta Saint-Cloud et retourna à Paris ; il était environ deux heures du matin. Sieyès me ramena dans sa voiture et me fit coucher chez lui au Luxembourg. Après quelques heures de repos, informé qu’il était debout, j’allai le trouver et je lui dis « Eh bien Citoyen, nous voilà dans le provisoire ; c’est un état que je n’aime pas, il faut en sortir le plus tôt possible. J’ai lieu de croire, et c’est l’opinion générale, que vous avez une constitution toute prête. Il faut la produire, la discuter et la faire adopter. Il n’y a pas de temps à perdre, on compte généralement sur vous ». « J’ai bien quelques idées dans la tête », me répondit-il, « mais rien n’est écrit, et je n’ai ni le temps, ni la patience de les rédiger ». « Eh bien » lui répliquai-je, « si vous voulez, je vous servirai de secrétaire, et vous me dicterez vos idées » »[19].

Dans ses Mémoires rédigées à l’île d’Elbe, Napoléon Bonaparte se présente comme le sauveur de la France et de la Révolution : « Ma tâche était donc de terminer cette Révolution, en lui donnant un caractère légal, afin qu’elle pût être reconnue et légitimée par le droit public de l’Europe. »[20]. Cet extrait des mémoires est en adéquation avec la célèbre proclamation des Consuls du 24 frimaire an VIII (15 décembre 1799) : « Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée : elle est finie ». Incroyable déclaration fort célèbre qui contient, à première vue, un paradoxe : une volonté de se réclamer de l’héritage de 1789 tout en mettant fin au processus révolutionnaire. En réalité, ce n’est pas un paradoxe mais une ambiguïté volontaire qui ne cessera d’accompagner Napoléon Bonaparte, consul, premier consul puis Empereur.

  • Du renforcement de l’autorité à la personnalisation du pouvoir

La Constitution du 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799) a été élaborée de manière autoritaire, rompant totalement avec la tradition des assemblées constituantes antérieures. Le texte fut pensé par Sieyès, approuvé par Bonaparte, le Corps législatif se limitant à une signature formelle. Particulièrement brève, non précédée d’une déclaration de droits, la constitution de l’an VIII est particulièrement révélatrice de l’ambiguïté de la période napoléonienne : la citoyenneté est conçue de manière large, offrant l’apparence d’une démocratie (voir infra), mais le pouvoir y est fortement centralisé.

La rupture d’avec la Révolution est évidente : les assemblées représentatives ne sont plus le lieu d’expression de la souveraineté nationale. Le Parlement est polycaméral : loin de le renforcer, cette option l’émiette. Le pouvoir législatif n’est en réalité qu’entre les mains du Tribunat et du Corps législatif, le Sénat conservateur n’intervenant pas dans l’élaboration de la loi. Les chambres sont dociles, voire serviles, comme elles le seront sous le Second Empire.

[17] Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, tome premier, Paris, Ernest Bourdin éditeur, 1842, p. 774. Disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k411228n.texteImage

[18] Le fac-similé de ladite proclamation est disponible sur le site des musées de Paris ou de la Fondation Napoléon : https://www.napoleon.org/histoire-des-2-empires/articles/document-proclamation-du-19-brumaire-de-bonaparte/

[19]  Antoine-Jacques-Claude-Joseph Boulay de la Meurthe, Théorie constitutionnelle de Sieyès ; Constitution de l’an VIII : extraits des mémoires inédits, Paris, Paul Renouard éditeur, 1836, p. 3. Disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k730453/f6.item.texteImage

[20] Mémoires de Napoléon, écrits sous sa dictée à Sainte-Hélène, op. cit., p. 38.

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