II L’importance des considérations économiques et sociales

Si Napoléon, Napoléon III et De Gaulle, font passer la politique avant toute autre considération, tous trois se préoccupent beaucoup plus des questions économiques que la plupart des chefs d’État de leur temps. Ils envisagent une représentation politique des intérêts économiques et sociaux, Napoléon Bonaparte dans la Constitution qu’il donne à la République italienne en 1802, puis dans l’Acte additionnel aux constitutions de l’Empire en 1815, Louis-Napoléon Bonaparte-Napoléon III en faisant entrer massivement les représentants des affaires économiques au Corps législatif, grâce à la candidature officielle, et De Gaulle en projetant de fusionner le Sénat et le Conseil économique et social. Ils sont surtout convaincus que la confiance publique est le préalable indispensable dont les acteurs économiques ont besoin pour développer leurs affaires. Il en découle la nécessité d’institutions stables.

Napoléon est le créateur de la Banque de France et du franc germinal et l’introducteur des nouveaux principes budgétaires. Il demande des rapports quotidiens sur la situation de la Trésorerie, le prix des denrées, le cours de la rente, la qualité des récoltes, les difficultés des entreprises…[21] Cela traduit sa volonté d’assurer la puissance de la France ainsi qu’une préoccupation d’ordre public, bien davantage qu’une sensibilité au sort des humbles.

Ici, Napoléon III annonce plus de Gaulle qu’il n’est l’héritier de son oncle. Autant par piété familiale et par admiration pour le grand homme que par auto-persuasion et volonté de légitimer ses propres projets, il prête parfois à ce dernier des pensées qu’il n’a pas eues et prend en l’occurrence pour argent comptant l’affirmation de sa mère que Napoléon se souciait beaucoup du sort des ouvriers. Chez lui, au contraire, la préoccupation est réelle. Marqué par l’industrialisation et la question sociale qui en découle, il s’inspire ouvertement dans ses jeunes années de la Constitution de 1793 : « Le but de la société est le bonheur commun. Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler. »  L’impôt est nécessaire. Les riches doivent le comprendre car la paix sociale est à ce prix. « La pauvreté ne sera plus séditieuse lorsque l’opulence ne sera plus oppressive », écrit-il dans L’Extinction du paupérisme, au milieu des années 1840[22].

Très inspiré par le saint-simonisme, il imagine un système mixte qui ne soit ni du capitalisme libéral, ni du socialisme étatique mais qui emprunte aux deux ce qu’ils ont de meilleur. Il est moins interventionniste que son oncle en économie[23]. Ses voyages en Angleterre et la lecture des principaux économistes politiques contrebalancent son penchant naturel vers le socialisme. Il faut « éviter cette tendance funeste qui entraîne l’État à exécuter lui-même ce que les particuliers peuvent faire aussi bien et mieux que lui[24] », affirme-t-il, ou encore « le plus grand danger, peut-être, des temps modernes vient de cette fausse opinion qu’un gouvernement peut tout, et qu’il est de l’essence même d’un système quelconque de répondre à toutes les exigences et de remédier à tous les maux[25]. » En revanche, il revient à l’État de créer les conditions du développement par le crédit, les infrastructures, l’aménagement du territoire, les transports, mais aussi de définir une stratégie d’ensemble cohérente et de grandes orientations. Le Haut-Commissariat au Plan créé par De Gaulle à la Libération et qui connaît un apogée quand il revient aux affaires en 1958 n’est pas sans rappeler les lettres-programmes détaillées de Napoléon III, en particulier celle de janvier 1860.

Néanmoins, pour l’un comme pour l’autre, l’économie n’est jamais une fin en soi et s’articule toujours avec le social. Pour Louis-Napoléon, la prospérité économique est le levier essentiel du progrès social et l’organisation du travail un moyen de résoudre les maux de la société. L’ouvrier doit être associé à la marche de l’entreprise et tirer les dividendes de sa réussite. De Gaulle lui fait ici écho : « C’est l’économie qui me paraît l’emporter sur tout le reste, parce qu’elle est la condition de tout et en particulier la condition du progrès social[26] » et la participation gaullienne ressemble beaucoup à l’association du second empereur[27]. Rien de tel chez Napoléon.

[21] Voir Pierre Branda (dir.), L’Économie selon Napoléon, Paris, Vendémiaire, 2016.

[22] Napoléon III, Œuvres, ouv. cité, t. II, p. 150-151.

[23] Voir Éric Anceau, « Napoléon III, empereur libéral ? », dans Pierre Branda (dir.), L’Économie selon Napoléon, Vendémiaire, 2016, p. 385-402.

[24] Manifeste électoral en vue de l’élection présidentielle du 10 décembre 1848, Napoléon III, Œuvres, ouv. cité, t. III, p. 27.

[25] Discours prononcé le 11 novembre 1849 à Paris, Napoléon III, Œuvres, ouv. cité, t. III, p. 119.

[26] Entretien télévisé avec Michel Droit du 13 décembre 1965, Mémoires d’espoir et Allocutions et messages, ouv. cité, p. 956.

[27] Voir en particulier le fragment du 23 juillet 1869 en AN 400 AP 54.

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