En ce domaine de la politique étrangère aussi, le neveu défend la politique de son oncle, lequel n’aurait entrepris que des guerres défensives pour protéger et répandre les bienfaits de la Révolution et aurait cherché à libérer les peuples asservis, à bâtir une Europe plus juste, à garantir la paix par une large confédération des nations, avant que le Congrès de Vienne de 1814-1815 n’anéantisse ses projets[31].

Louis-Napoléon considère que la France doit montrer la voie aux autres peuples en défendant leur droit à disposer d’eux-mêmes. Il est l’inventeur et le principal promoteur du principe des nationalités. Face aux deux géants en train d’émerger, la Russie et les États-Unis d’Amérique dont il a prophétisé l’avènement peut-être à la suite de son oncle[32] et certainement conjointement avec Tocqueville, il estime que l’Europe doit s’organiser autour de la France pour continuer de faire entendre sa voix. Dans ce but, il considère que l’expansion coloniale est un facteur de dispersion de l’énergie nationale, mais se ravise, une fois devenu empereur, et appuie l’implantation en Nouvelle-Calédonie, au Sénégal et en Cochinchine ainsi que la « pacification » de l’Algérie qui s’achève sous son règne, à la fin des années 1850. Néanmoins, convaincu que l’assimilation de celle-ci à la métropole est impossible, il promeut l’idée d’un royaume arabe associé à la France. De Gaulle lui rend hommage sur ce point et déplore que le projet n’ait pu aboutir. Lui aussi se pose surtout en champion d’une troisième voie entre les deux grands, en adversaire des blocs et en défenseur des nationalités[33]. Comme Napoléon III souhaite réviser l’ordre international établi par le Congrès de Vienne, il entend remettre en cause le monde de Yalta.

Ces changements doivent s’opérer par la diplomatie et par la médiation de grands congrès internationaux, non par les armes. La saine concurrence que les États souverains doivent se livrer est économique. La réponse de De Gaulle au toast du président bolivien du 28 septembre 1964 : « Que (chaque peuple) transforme en émulation créatrice et productrice par rapport aux autres nations ce qui fut et demeure trop souvent rivalité d’ambitions » fait ici écho au discours de Louis-Napoléon Bonaparte à l’Exposition de l’industrie le 31 août 1849 : « Aujourd’hui, c’est par le perfectionnement de l’industrie, par les conquêtes du commerce, qu’il faut lutter avec le monde entier[34]. »

L’un et l’autre dépassent l’horizon européen. Lors de la campagne d’Égypte, Napoléon Bonaparte avait repris de l’Antiquité le projet d’un canal dans l’isthme de Suez, mais c’est son neveu qui en permet la réalisation, en appuyant l’initiative de Ferdinand de Lesseps. Quant à De Gaulle, il porte la bonne parole à travers le monde. Il referme les plaies ouvertes au Mexique par Napoléon III, comme ce dernier avait refermé celles ouvertes par Napoléon en Espagne. Napoléon III et De Gaulle pratiquent une politique de réimplantation au Nouveau Monde, là où Napoléon avait vendu la Louisiane et s’était désintéressé du Canada français.

Les deux empereurs achèvent leur parcours par des défaites militaires et par des exils en terre anglaise, Waterloo et Sainte-Hélène dans un cas, Sedan et Chislehurst dans l’autre. Quant à De Gaulle, il se retire après une défaite politique, le référendum de 1969, et choisit un exil intérieur et volontaire à Colombey. Avec le domaine de La Boisserie, le petit cimetière et le Mémorial, le village lorrain est devenu depuis sa mort un lieu de pèlerinage très fréquenté à l’instar des Invalides pour Napoléon. L’abbaye de Farnborough où se trouve la sépulture de Napoléon III l’est dans une bien moindre mesure et l’exil en terre étrangère n’explique pas tout.

Dans la mémoire collective de la nation, Napoléon et De Gaulle ont laissé une trace bien plus grande que Napoléon III. En témoignent aussi et surtout les sondages qui les placent régulièrement en tête, quand il est exceptionnel que le premier président et dernier empereur de notre histoire y figure, même en queue de classement. Contrairement à eux sur lesquels le récit officiel s’est toujours plus ou moins appuyé depuis 1830 dans un cas, 1970 dans l’autre, en dépit de voix discordantes, lui a été un repoussoir qui a permis à la République de s’affirmer en effaçant une œuvre imposante derrière le coup d’État initial et la débâcle finale. Il constitue pourtant un maillon essentiel de l’histoire qui va de l’un à l’autre. Formons le vœu (pieux ?) que 2023 permette une aussi digne commémoration du cent-cinquantenaire de sa mort, que celles dont De Gaulle a bénéficié en 2020 et Napoléon en 2021.

[31] En particulier aux chapitres IV et V de Des Idées napoléoniennes, Napoléon III, Œuvres, ouv. cité, t. III, p. 69.

[32] « En mourant je laisse deux vainqueurs, deux hercules au berceau : la Russie et les États-Unis d’Amérique », Napoléon, 1820, Lucian Regenbogen, ouv. cit., 1998, 2002, p. 55.

[33] Ainsi, à titre d’exemple, le 14 mai 1968 en Roumanie : « Notre Europe commence à se rétablir dans l’indépendance de chacune de ses nations ». Et le lendemain devant l’Assemblée nationale roumaine : il dénonce « le honteux effacement des souverainetés nationales ».

[34] Napoléon III, Œuvres, ouv. cité, t. III, p. 105.

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