Néanmoins, dès l’entre-deux-guerres, des « entrepreneurs de mémoire[13]», pour reprendre l’expression d’Emmanuel Droit, vont émerger et réussir à s’insérer dans les débats politiques traitant de la question mémorielle jusqu’à obtenir un pouvoir de décision conséquent. Cette attitude fut initiée principalement par les anciens-combattants qui prétendaient, légitimement, avoir voix au chapitre en ce qui concernait les commémorations officielles de la Grande Guerre.  Nous entrions dans l’ère de la gouvernance mémorielle :

La fin de la Première Guerre Mondiale radicalise ce processus et préfigure ce que nous nous proposons d’appeler la gouvernance mémorielle. Il s’agit d’envisager la fabrication des politiques mémorielles comme une entreprise négociée entre l’Etat et des acteurs non étatiques. La notion de gouvernance mémorielle insiste sur la perte de centralité de l’Etat, sur la montée en puissance d’acteurs infra-étatiques (collectivités locales) et supra-étatiques (institutions internationales), d’acteurs privés (entrepreneurs de mémoires issus de la société civile), sur l’interdépendance renforcée entre l’Etat et ces acteurs[14].

Malgré la multiplication des acteurs relative à la prise de décision au sujet de la mémoire officielle à promouvoir, ce n’est qu’un siècle après l’avènement du régime mémoriel républicain unitaire, au début des années 1970, qu’advient la personnalisation des commémorations régionales. La vision unitaire de la mémoire nationale est alors contestée et les voix de passeurs de mémoires régionales se dénouent puis s’insèrent dans la politique mémorielle des régions. Nous parlerons alors de « dénationalisation des mémoires locales[15]» :

L’effondrement du caractère unitaire et linéaire de l’histoire-mémoire portée par l’Etat-nation a suscité depuis les années soixante-dix une profusion de mémoires plurielles affirmant leur singularité et une richesse longtemps contenue à une existence souterraine[16].

Le spectre unitaire de la mémoire nationale s’estompe ainsi devant l’authenticité et la légitimité de plus en plus accrue des individus porteurs d’une mémoire locale singulière. Les témoignages décomplexés des « mémoires de villages »promeuvent et transmettent des souvenirs contradictoires avec la mémoire officielle répandue par l’Etat, et finissent par intégrer les débats politiques régionaux.

Le régime mémoriel instauré au début des années 1970, basé sur l’émergence des cultures étouffées, a révolutionné le fond et les contenus des commémorations régionales. La forme des commémorations quant à elle est restée inchangée et demeure fidèle à ce que décrivait Pascal Ory dans Les lieux de mémoire : « Il existe trois grands types de moyens commémoratifs : l’historiographique, le monumental et le cérémonial[17] ». Le « choix du passé[18] », pour reprendre l’expression de Marie-Claire Lavabre, est donc différent selon que l’on se trouve avant ou après le « boom régional » des années 1970. En revanche, le changement de régime mémoriel n’a en rien altéré la manière de se souvenir ensemble : écrits historiques ou littéraires, plaques commémoratives et statuaire, célébrations et discours. Concrètementla pratique commémorative est identique. Ces pratiques traditionnelles commémoratives apparaissent pourtant, à quelques années de la fin du premier tiers du XXIe siècle, comme obsolètes, archaïques et dépassées. Face à « l’obsession commémorative[19] » de notre temps, elles ne semblent plus en mesure d’attirer l’attention des citoyens et en cela, elles ne contribuent plus à faire garder en mémoire un événement ou un personnage. Jacqueline Lalouette dans Un peuple de statue. La célébration sculptée des Grands Hommes, ne proposait-elle pas « d’arracher les statues à l’indifférence[20]» ? De plus, submergée de plaques et de monuments, mais aussi de célébrations et de discours quotidiens, les places publiques sont devenues claustrophobiques pour les passants en quête de quiétude. Dans notre XXIe siècle surchargé de symbolique, le résultat escompté d’une action visant à se souvenir ensemble s’inverse et la commémoration devient quasiment une oblivscération[21].

B) Repenser la commémoration

La pratique commémorative républicaine, née en 1870 a donc elle-même connu deux bouleversements. Le premier dans l’entre-deux-guerres avec la période dite de la gouvernance mémorielle,puis la seconde au début des années 1970 avec la période de la dénationalisation des mémoires locales. De toute évidence ces pratiques ont fait leur temps et « les célébrations républicaines connaissent le même sort que les célébrations chrétiennes : les églises se vident au moment des cérémonies religieuses comme les lieux sacrés de la République au moment des commémorations officielles[22] ».

[13] Emmanuel Droit, « Le Goulag contre la Shoah. Mémoires officielles et cultures mémorielles dans l’Europe élargie », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. no 94, no. 2, 2007, pp. 101-120.

[14] Johann Michel, Gouverner les mémoires, Paris, PUF, 2010, p. 50.

[15] Ibid.

[16] François Dosse, Entre histoire et mémoire : une histoire sociale de la mémoire, dans : « Raison présente », n°128, 4e trimestre 1998. « Mémoire et histoire ». pp. 5-24 ; doi : https://doi.org/10.3406/raipr.1998.3502.

[17] Pierre Nora (Dir.), Les lieux de mémoire. La République, La Nation, Les France, Gallimard, « Quarto », 1997, p. 466.

[18] Voir à ce sujet : Marie-Claire Lavabre, « Du poids et du choix du passé. Lecture critique du “syndrome de Vichy” ». Les Cahiers de l’Institut d’Histoire du Temps Présent, n°18, juin 1991. Histoire politique et sciences sociales, p. 177-185. Voir également : Andrieu Claire, Lavabre Marie-Claire, Tartakowsky Danielle (Dir.), Politiques du passé. Usages politiques du passé dans la France contemporaine, Aix-en-Provence, PUP, 2006.

[19] Enzo Traverso, Le passé mode d’emploi. Histoire, mémoire, politique, Paris, La fabrique éditions, 2011, p. 11.

[20] Jacqueline Lalouette, Un peuple de statues. La célébration sculptée des grands hommes, Paris, Mare & martin, 2018, p. 452.

[21] En empruntant la même construction étymologique que le mot « commémoration » (du latin commemorare ‘’se souvenir ensemble’’), nous proposons le néologisme « oblivsceration» (du latin oblivscere ‘’oublier’’). L’oblivscération devient ainsi une cérémonie qui volontairement ou involontairement contribue à faire oublier un événement, un personnage ou un objet.

[22] Johann Michel, Gouverner les mémoires, Paris, Presses universitaires de France, 2010, p. 48.

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