Le concept de micro-commémorations ou de commémorations ultra-locales, que nous proposons à travers la répartition des fresques dans les diverses intercommunalités de l’île comporte plusieurs avantages. D’abord, chaque groupe de population aurait facilement accès à son objet commémoratif et cela est déjà un argument non négligeable si l’on se rappelle le caractère populaire et local de ce projet. Ensuite, chaque fresque serait en parfaite adéquation avec les représentations de la population alentour, chose impossible si une seule ville abritait l’œuvre entière. Les fresques seraient par ailleurs à considérer comme un ensemble dont les différentes parties sont exposées sur l’ensemble du territoire. C’est cette répartition qui nous conduira ci-après à évoquer l’idée de pèlerinage commémoratif.

D’un point de vue technique il est important d’inclure les populations dans la conception et la réalisation de l’œuvre. C’est-à-dire qu’en plus d’avoir, par la transmission de mémoire, décidé de ce qu’il serait commémoré sur la fresque, il est important que les artistes locaux, pré-dessinent l’œuvre et éventuellement qu’ils encadrent les scolaires de la région pour qu’ils contribuent à la mise en peinture de la fresque. L’acte commémoratif n’en sortirait que renforcé : les octogénaires racontent l’histoire de leur aïeux, cette dernière est immortalisée dans la peinture par les scolaires qui expliqueront un jour, eux-mêmes, à leur petits-enfants la double dimension symbolique du monument.

D’un point de vue artistique, nous pensons qu’il est important de garder la conception de Rivera. C’est-à-dire que l’œuvre ne doit pas être une photographie de l’histoire. Elle doit à l’inverse, susciter des doutes, interroger, inciter le regardant à se questionner, à rechercher, à débattre, à consulter l’habitant ou le passant car c’est exactement par cette attitude que débute la commémoration.

Bien qu’élaborée pour les populations locales (village ou commune), chacune de ces fresques représentatives de l’histoire-mémoire des microrégions entreraient dans le cadre global de l’histoire-mémoire de la Corse et des Corses. Et à ce titre, elles deviendraient les garantes de la mémoire populaire des Corses. Le pèlerinage commémoratif que constituerait le circuit reliant les différentes fresques historico-mémorielles permettrait à chaque habitant de l’île de se souvenir, d’étudier, de comprendre et de découvrir potentiellement, une autre vision du passé en Corse.

Nous pouvons d’ores et déjà imaginer l’organisation de voyages scolaires partiels, ou étalés sur plusieurs jours pour contempler, étudier et comprendre ce nouvel art commémoratif. Bien plus qu’un monument aux morts, les fresques sensibiliseraient les élèves à l’histoire-mémoire de leur région tout en mettant en perspective la pluralité des points de vue. Si l’on considère que le repli sur soi engendre la chute dans l’obscurité des abîmes, mettre en lumière, dès le plus jeune âge, une acceptation de la mémoire du voisin, permettra certainement une ouverture à l’Autre et au Monde.

Par ailleurs, ne perdant jamais de vue la valeur locale, éducative et mémorielle originelle de ces monuments, il est probable que ce pèlerinage commémoratif susciterait de l’intérêt chez les voyageurs non-insulaires sensibilisés à la question de l’art, de l’histoire et du patrimoine. A cet effet, et sans tomber dans le piège que rencontre l’œuvre de Rivera, c’est-à-dire devenir une œuvre dévorée par les touristes et de ce fait, éloignée des locaux, nous pouvons imaginer un accompagnement didactique numérique aux monuments.

La création d’une application mobile pourrait être employée pour renseigner le visiteur sur la manière dont a été conçue la fresque ainsi que sur la symbolique des personnages, objets et événements représentés. Un travail du genre contribuerait ainsi au rayonnement de l’histoire-mémoire insulaire à travers l’Europe et le Monde.

Conclusion

Nous avons proposé dans cet article un outil original centré sur l’art, l’histoire et la mémoire pour pallier le manque d’intérêt suscité par la pratique commémorative de notre temps. Ce travail se voudrait en définitive une feuille de route susceptible de donner un souffle nouveau à la commémoration. Pensée d’abord verticalement du bas vers le haut, cette alternative, a-étatique et a-institutionnelle, à la commémoration dite traditionnelle replace l’habitant, le local, celui qui se souvient et qui transmet, au cœur de la nouvelle action commémorative. Pensée ensuite horizontalement, cette nouvelle approche, n’est plus concentrée dans un seul endroit mais au contraire répartie sur l’ensemble d’un territoire. Notre idée est finalement simple : l’interpénétration incessante de l’histoire et de la mémoire pour réaliser, avec le concours engagé et indispensable de populations faiblement denses, l’élaboration, par la peinture, de nouveaux lieux de mémoire à caractère commémoratif.

Ce travail aboutirait de toute évidence à une réalité régionale. Celle-ci s’avère être la pluralité des histoires, des mémoires et des représentations. Mais importe-il véritablement que les histoires-mémoires d’une même région soient contradictoires ou opposées ? Les livres d’histoire et récits nationaux ne le sont-ils pas ?

Ne doit-on pas admettre qu’il existe d’autres formes de reconnaissance, qui ne passent par la fabrication d’un récit commun ni même partagé, mais par l’acceptation de la pluralité des points de vue et par l’émergence plus ou moins spontanée d’un espace de cohabitation où chacun puisse accepter non pas le récit de l’autre mais sa simple légitimité ?[33]

Accepter la mémoire de l’Autre peut être une tâche ardue pour celui qui, contrairement à Funes el memorioso, a perdu la sienne. Pourtant nous sommes convaincus que cette démarche est seule capable de préserver notre siècle des drames du siècle précédent. Puisse la commémoration ultra-locale proposée dans cet article contribuer à aller dans ce sens…

Pour conclure ce travail, nous laissons au lecteur le soin d’analyser et de questionner l’œuvre[34] qui va suivre et le remercions de contribuer ainsi à ce premier projet de micro-commémoration d’un pan de l’histoire Fiumorbaccia.

[33] Crivello Maryline (dir.), Les échelles de la mémoire en Méditerranée, Arles, Actes Sud, « études méditerranéennes, 2010.

[34] Ce dessin a été réalisé par la graphiste insulaire Maéva Cecchi spécialement pour illustrer cet article. Cet exemple de fresque ne représente que l’épisode des déportés de 1808. Nous remercions chaleureusement l’artiste pour son enthousiasme et son professionnalisme.

Pages : 1 2 3 4 5 6

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *