II) La fresque historico-mémorielle au cœur d’une nouvelle stratégie de commémoration

A) Le projet Paoli-Napoléon et l’exemple du Fium’Orbu Castellu

En tant que doctorant de l’Université de Corse, nous travaillons sur le projet Paoli-Napoléon[26]. Ce projet s’étend chronologiquement de la Révolution de Corse (1729-1769) à la chute du Second Empire (1870). Il comporte deux volets, le premier est d’ordre scientifique, il tend, entre autres, à démontrer l’apport de Paoli dans la politique de Napoléon ainsi que les avancées constitutionnelles et doctrinales que la Corse du XVIIIe siècle a apporté à l’Europe[27]. Le second volet relève de la sauvegarde et de la valorisation des éléments matériels et immatériels relatifs aux deux grandes figures insulaires, ainsi qu’à la Révolution de Corse. C’est donc en toute logique que nous avons choisi la Corse comme territoire pilote de cette nouvelle forme de commémoration. Pour mettre en place notre projet il nous a fallu désigner un espace habité, coutumier de l’action commémorative, et riche d’un point de vue historique. Le territoire du Fium’Orbu Castellu se prête parfaitement à cette nouvelle pratique car l’enjeu commémoratif y est, depuis un demi-siècle déjà, extrêmement présent[28].

Dans le cadre du projet Paoli-Napoléon, nous avons rencontré des passeurs de mémoires de cette microrégion de Corse. Tous nous ont transmis des éléments marquants relatifs à la période que nous étudions. A travers les transcriptions des entretiens réalisés ainsi qu’avec des données historiques, nous proposons ci-après un court extrait des quatre événements qui apparaissent comme les plus importants aux yeux de nos informateurs :

1774 : Le massacre des bergers

Quelques années seulement après Ponte-Novu, une application trop brutale de la loi généra des révoltes partout en Corse. Marbeuf alors gouverneur de l’île doit faire face à un mécontentement, une effervescence et même à ce qu’il qualifiera de banditisme. Ce dernier ordonne alors le recensement des bergers de Vivariu jusqu’à Prunelli et Isulacciu. Les bergers reconnaissaient l’autorité du roi, mais ne souhaitaient pas quitter leurs cabanes pour rejoindre les villages car leurs biens, leurs cheptels et leurs travaux s’y trouvaient. On fit alors croire à ces derniers qu’accompagnés de soldats ils pourraient se rendre à Corte porter leurs doléances au gouverneur. A peine partis, sur le chemin du Bosgiu, au-dessus du cimetière d’Isulacciu les soldats reçurent l’ordre de faire feu et en quelques secondes il n’y eut plus qu’une trainée d’une centaine de cadavres[29].

1808 : Les déportés

Sur ordre du général Morand, le 6 juin 1808, tous les hommes d’Isulacciu sont rassemblés dans l’église paroissiale. Quelques jours plus tôt cinq individus du canton avaient fait feu sur les gendarmes pour manifester leur mécontentement à l’égard de la politique de Morand. L’appel commence, on dirige les hommes deux par deux vers la porte latérale. A leur sortie ils sont systématiquement arrêtés.  A la fin de la séance, 167 hommes de 15 à 80 ans se trouvent enchainés puis transportés dans les cachots de Corte. Dix-sept d’entre eux sont condamnés à mort (dont 8 par contumace) et tous les autres sont déportés puis incarcérés à la prison d’Embrun. La grande majorité mourut de froid ou de faim et fut enterrée, sans messe, dans une fosse commune. Si certains furent relâchés, aucun ne fut autorisé à rentrer en Corse.

1814 : La révolution du Commandant Poli[30]

Après plusieurs mois passés à l’île d’Elbe, Napoléon prévoyait son retour. Il ordonne alors au commandant Poli, originaire de Sari en Corse et confident de l’Empereur sur l’île, de rentrer en Corse et de lui préparer un lieu de retraite au cas où les choses tourneraient mal. « Avec 16 000 hommes, disait Napoléon, on peut tenir en Corse une éternité ». Dans ses mémoires le Commandant Poli nous précise la nature de sa mission : « Ma mission était d’aller révolutionner la Corse, d’y soulever le peuple et d’y proclamer son gouvernement».

Poli arrive à Sari le soir même de son débarquement et sa maison devient un véritable gouvernement, les hommes de Conca, Lecci, Solaru, Ventiseri, Prunelli, Serra, Isulacciu et Travu y accourent. Le commandant arme les hommes et les femmes et entame les combats contre les royalistes. Après ses premières victoires, il marche sur Corte : « Notre marche fut un triomphe, l’enthousiasme qui y régnait est impossible à décrire. Corte capitule et dès lors la révolution prit un caractère régulier ».

Après la prise de Corte, Bastia, Calvi, et Bonifacio (la Balagne étant le seul territoire à s’être montré hostile à l’Empereur), Poli prend Ajaccio le 21 mars 1815 au moment même où Napoléon entre dans Paris. A l’annonce de la défaite de Waterloo, Poli en larmes, signe sa soumission aux représentants du Roi.

[26] Voir à ce sujet : Jean-Guy Talamoni (Dir.), Héros de Plutarque, Ajaccio, Editions Alain Piazzola, 2022. Et Jean-Guy Talamoni, Jean-Dominique Poli (dir.), Pascal Paoli, la Révolution de Corse et Napoléon Bonaparte, Ajaccio, Editions Alain Piazzola, 2017.

[27] Voir à ce sujet, Jean-Guy Talamoni, Le républicanisme Corse. Sources, institutions, imaginaire, Ajaccio, Albiana, 2018.

[28] En 1974 les Fiumorbais s’étaient organisés pour ériger un premier monument commémoratif à la mémoire des déportés de 1808. Dans les années 2000 un monument plus imposant recensant les noms et prénoms de chacun des déportés fut érigé.

[29] Ce chiffre varie selon les informateurs et la science historique ne permet pas, à ce jour, d’apporter un élément de réponse définitif.

[30] Les citations apportées dans l’extrait qui va suivre nous ont été données par écrit par un informateur. Elles proviennent des Mémoires du Commandant Poli.

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