Les enjeux et débats mémoriels de notre temps ne devraient plus, par conséquent, se diriger vers le choix du passé dans la mesure où les groupes sont de plus en plus libres de commémorer ce qu’ils souhaitent, mais plutôt sur la manière dont ces groupes doivent se souvenir ensemble.

Le nouveau modèle que nous allons évoquer à présent propose d’en revenir à l’essence même de la pratique commémorative républicaine. C’est-à-dire à ce qu’elle aurait dû être dès 1870 avant que les questions politiques d’unité nationale et de républicanisation de la France ne la détournent de sa fonction initiale : la commémoration du peuple, par le peuple et pour le peuple.

Voici d’emblée, avant de proposer le modus operandi complet de notre alternative à la pratique commémorative traditionnelle, deux changements de forme qui nous permettraient de nous rapprocher des objectifs premiers de la pratique commémorative républicaine initiale.

Le premier, pensé de manière à respecter le poids et les représentations du passé d’un groupe, est d’ordre socio-spatial. Nous travaillerons à l’échelle ultra-locale (village, commune ou petite ville) et parlerons donc de micro-commémorations. Car plus la population est grande, plus elle est susceptible d’être porteuse de mémoires concurrentes. En travaillant à la plus petite échelle nous renforçons nos chances d’obtenir le consensus.

Nous empruntons ainsi l’expression bottom-up ‘’ du bas vers le haut ’’aux sciences du management pour renverser l’ordre des décideurs en matière de commémoration. Le choix du passé émanera désormais directement des représentations des populations concernées et non plus d’une politique institutionnelle (Etat, région, intercommunalité, mairie…).

Pour qu’il y ait patrimonialisation d’un bien, il faut que le « degré d’indentification collective[23]» de la population locale concernée soit important. A cela nous ajoutons que pour qu’il y ait projet de commémoration, il faudra désormais que celui-ci soit systématiquement concordant avec les représentations du passé de la population concernée. Cette approche nous semble être la seule à même d’atteindre la « juste mémoire » si chère au philosophe Paul Ricœur.

Le second changement de forme que nous proposons d’apporter est d’ordre artistique. Nous le disions, les plaques commémoratives et les statues sont de plus en plus ignorées par les passants. Il y a deux explications à cela : la première découle du fait que dans la société occidentale actuelle les obligations de résultats entrepreneuriales, la course à la productivité et au gain de temps régissent nos manières de vivre. Le passant n’a « plus le temps » de s’arrêter lire une plaque ou de contempler une statue. De plus « les habitants d’une ville sont souvent incapables de dire quelles statues en peuplent les rues et où elle se trouvent[24] ». La seconde explication relève bien sûr du fait de l’omniprésence d’objets et de cérémonies commémoratifs dans notre environnement (places publiques, discours, média, etc…). Ce trop-plein mémoriel contribue finalement à rendre la commémoration traditionnelle invisible.

Voilà pourquoi en nous inspirant des travaux déjà réalisés, notamment ceux de l’artiste mexicain Diego Rivera[25] qui a utilisé les murs de Palacio Nacional de Mexico pour y peindre deux mille ans d’histoire mexicaine, nous proposerons ci-après une forme commémorative alternative basée sur les faits historiques, sur les représentations des populations ainsi que sur l’art.

[23] Françoise Benhamou, Économie du patrimoine culturel, La Découverte, Paris, 2012, p. 13.

[24] Jacqueline Lalouette, Un peuple de statues. La célébration sculptée des grands hommes, Paris, Mare & martin, 2018, p. 452.

[25] « Les fresques peintes par Diego Rivera au Palacio Nacional de Mexico représentent un des plus importants compendiums historiques effectués au XXe siècle. L’histoire du Mexique et de la ville de Mexico se lit dans un ensemble de sept peintures murales, partant de l’époque précolombienne jusqu’au vingtième siècle, en passant par les gestes fondateurs, les révoltes et les révolutions les plus signifiantes de ce pays » Fell Claude. « Diego Rivera et les débuts du muralisme mexicain ». Etude iconologique. Dans América : Cahiers du CRICCAL, n°1, 1986. « Politiques et productions culturelles dans l’Amérique latine contemporaine ». pp. 11-28; doi : https://doi.org/10.3406/ameri.1986.881.

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