Il s’agit ainsi par la législation de multiplier « les moyens du travail », après l’expérience malheureuse du décret du 30 mai 1790, et non pas d’encourager la paresse en procurant du travail. C’est tout le sens du décret du 31 août 1790 qui dans son préambule précise : « Il importe que les ateliers publics ne soient qu’un secours accordé à ceux qui manquent véritablement de travail, qu’ils ne soient préjudiciables ni à l’agriculture ni aux manufactures et ne deviennent un encouragement à la paresse. » L’assistance est réservée aux indigents invalides, alors que les valides n’ont pas accès à un droit au travail. L’intervention d’un gouvernement doit être indirecte et temporaire. Le libéralisme est ainsi préservé, il n’y a pas d’intervention de l’Etat dans la régulation du travail.

L’expérience des ateliers de charité, et des ateliers publics, montre toute la complexité du traitement de la question sociale, et de la question du travail, dans la Révolution française, et plus largement dans les Lumières. Le droit au travail n’a pas encore émergé, et il deviendra une chimère pour ces critiques du XXème siècle. La liberté de travailler existe pour le plus grand nombre avec l’abolition des corporations, mais pour préserver le libéralisme. Il ne s’agit pas d’intervenir directement, ou de manière temporaire, pour réduire les injustices. Le travail dans les ateliers de charité est contraint, discipliné, soumis à une autorité stricte et de proximité. Le lien de subordination est bien effectif. La solution proposée aux personnes les plus pauvres n’est pas un travail émancipateur, mais bien un emploi encadré par une discipline visant à éviter toute sédition.

Conclusion

La question du travail met ainsi en lumière les contradictions internes à la Révolution française, entre un libéralisme émancipateur de l’individu, et une volonté d’exercer l’égalité dans les faits par l’exercice du droit.  Le droit protège l’individu des entraves à sa liberté de créer, mais ne construit pas une propriété sociale accessible à tous qui contribuerait à réduire les inégalités et à réduire les injustices. Le droit du travail n’est pas encore une institution du travail, mais une garantie de liberté pour l’individu. Il s’agit de mobiliser les efforts individuels, et d’éviter tous les freins, pour créer des richesses. Il n’existe pas d’ordre social permettant de garantir le travail en dehors de l’expérience éphémère des ateliers de charité et des ateliers publics. Ces ateliers sont symboliques d’une forme de subordination, de contrôle, qui s’impose aux plus pauvres, mais qui semblent anticiper le modèle qui va se développer dans la révolution industrielle pour encadrer les masses laborieuses dans les « Temps difficiles »[21].

Au XIXème siècle, les socialistes utopistes ont souhaité dépasser ce dilemme en portant l’utopie du droit au travail et de l’organisation sociale du travail. Ils ont interrogé le sens du travail et son rôle émancipateur pour l’Homme, en l’incarnant dans des communautés utopistes. La révolution de 1848 est la révolution du travail en ce qu’elle libère temporairement les ouvriers du marchandage, de l’exploitation de l’homme par l’homme en instaurant le droit au travail. Mais encore une fois, les ateliers nationaux, qui furent le dévoiement par les libéraux des ateliers sociaux de Louis Blanc, conduisent à un nouvel échec qui marquera injustement l’imaginaire du droit au travail. Dans son Histoire de l’idée du travail[22], Saint-Marc Girardin, opposant aux utopistes de son siècle, distingue l’obligation du travail qui est la doctrine chrétienne, le droit du travail qui est la doctrine des économistes du XVIIIème siècle, et le droit au travail qu’il considère être une « chimère » de son siècle, le XIXème siècle. Pour lui, le droit au travail favorise l’oisiveté et la paresse, à l’image de la mendicité du peuple romain.

L’Encyclopédie consacre une garantie du travail par l’Etat[23]. C’est ainsi que le chevalier Louis de Jaucourt[24], troisième homme de l’Encyclopédie de Diderot, introduit cette garantie dans son article sur les mendiants : « Il est pourtant vrai que tout homme qui n’a rien au monde, et à qui on défende de mendier, a droit de demander à vivre en travaillant ; toutes les fois donc qu’une loi s’oppose à la mendicité, il faut qu’elle soit précédée d’un appareil de travaux public, qui occupe l’homme et le nourrisse. Il faut qu’en l’arrachant à l’oisiveté, on le dérobe à la misère…. Mais ces trois états exceptés, l’homme n’a droit de vivre que du fruit de ses peines, et la société ne lui doit que les moyens d’exister à ce prix ; mais ces moyens, elle les lui doit : ce n’est pas assez de dire au misérable qui tend la main, “va travailler” ; il faut lui dire, “viens travailler” ».

La Révolution française n’a pas vu l’émergence d’un droit au travail au sens du XIXème siècle. Mais le sujet était bien présent dans l’esprit des révolutionnaires à travers notamment l’article 21 de la Constitution de l’an I (24 juin 1793) : « Article 21. – Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler ». Cette espérance s’inscrivait comme nous l’avons vu dans un imaginaire de répression de l’oisiveté et de condamnation de la paresse supposée des plus pauvres. Il s’agit bien de procurer du travail dans l’idéal, mais sans jamais le faire, ou tout du moins dans une exception que sont les ateliers de charité et pour lesquels il s’agit temporairement de répondre à l’urgence sociale pour rétablir l’ordre public. Cette exception ne libère pas, n’émancipe pas les individus, c’est un travail disciplinaire, subordonné, c’est un emploi. On assimile l’emploi au capitalisme mais la linguistique nous éclaire sur l’utilisation du mot dès le XVIIIème siècle.

Si le siècle des Lumières qui se réalise dans la Révolution française est ce grand souffle de liberté qui met fin à l’Ancien Régime, il n’efface pas pour autant la subordination des uns sur les autres dans le travail pour les plus pauvres. Interroger plus largement l’organisation du travail, c’est mettre en lumière ces enjeux. C’est ce que fera notamment Louis Blanc au XIXème siècle dans la construction de l’idée des ateliers sociaux : « de chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins. »

[21] Dickens (Charles).- Paris : Gallimard, 1985 [1854].

[22] Girardin (Saint-Marc).- Histoire de l’idée du travail.- Revue des deux mondes, 15 août 1848, nouvelle série, Vol. 23 N°4 (15 août 1848). Pp 53-565.

[23] De Jaucourt, v° « Mendiant [économie politique] », t. 21, p. 482-483.

[24] Ferenczi (Thomas).- Le chevalier de Jaucourt, un combattant des Lumières.- Dans Le Philosophoire 2017/1 (n° 47), pages 77 à 133.- https://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2017-1-page-77.htm

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